Le moins que l'on puisse dire, c'est que les Tunisiens tenaient vraiment à se faire entendre le 23 octobre 2011 en affluant en masse dans les différents bureaux de vote mis à leur disposition. Une masse qu'aucune prévision n'aurait soupçonné et qui a atteint les 70%, selon une déclaration de M. Kamel Jandoubi. Un chiffre qui en dit long sur cette soif de liberté et cette envie tenace d'accomplir le vote perçu comme un droit et un devoir. Un droit que même les plus âgés ne tenaient aucunement à céder, hommes et femmes se déplaçant tant bien que mal accompagnés au pas et effleurant de leurs mains tremblotantes, pour la première fois, les urnes du vote. «Nous voterons quand même !» 08h00 du matin, deux imposantes files se faisaient face à l'entrée de l'école primaire de la cité populaire Mohamed-Ali à Carthage, devenue pour l'occasion un centre de vote (3 bureaux). Une foule que l'on soupçonnait déjà en route car les rues étaient quasi désertes et les voitures se faisaient rares. Deux files, donc, correspondant chacune à une salle de vote, la salle numéro 1 drainait plus de gens que la salle numéro 2, même si toutes les deux révèlent presque le même nombre d'inscriptions (895 pour la salle n°3 et une inscription de moins pour la salle n° 2), la troisième était loin derrière avec 197 inscriptions. Une voiture de l'armée est postée devant l'école, des policiers aussi sont sur les lieux assurant la sécurité à l'extérieur des bureaux de vote. En effet, ces derniers ne peuvent intervenir à l'intérieur qu'en cas de grands débordements. Quelques observateurs étrangers sont en train de filmer et de photographier les lieux. Les files étaient variées, composées de citoyens de tous âges. Mohamed Sahraoui, un commerçant à la retraite, se plaint de la lenteur avec laquelle l'opération se déroule : «Je suis ici depuis 7h00 du matin, la première file avance lentement à l'instar de la file d'en face», affirme-t-il. Il est néanmoins optimiste et trouve que l'attente, aussi longue soit-elle, valait quand même le coup. C'est tout sourire qu'il nous déclare : «C'est la première fois de ma vie que je vote et je suis vraiment très content. Toute l'angoisse de ces 23 dernières années de répression s'est dissipée». Taoufik Rawafi, un jeune homme, presque la trentaine, souhaite, quant à lui, que ces élections amènent ordre, sécurité et paix. Malheureusement, ce dernier aurait du mal à transmettre sa voix, car après plus d'une heure d'attente, il découvrira qu'en étant inscrit à Kasserine, il lui est impossible de voter ici...Une voix de perdue et l'on suppose, malheureusement, que nombreux sont dans cette même fâcheuse situation. Un autre homme d'un certain âge profite de notre présence pour exprimer ses craintes : «Nous ne voulons plus de fausses promesses. Nous voulons du sang neuf». Aussi différents soient leurs vécus, aussi différentes soient leurs attentes et leurs appréhensions, ils se rejoignent tous ou presque pour dire que c'est la première fois qu'ils votent. Dans cette attente qui se faisait de plus en plus lourde, certains s'arment de patience en s'occupant comme ils peuvent : en plaisantant ou en parlant avec leur voisin, en faisant le pitre... D'autres, moins patients, commencent déjà à rouspéter, mais n'hésitent, à aucun moment, à céder la priorité aux personnes âgées qui étaient pour le moins nombreuses. Entre-temps, ceux qui ont voté affichent avec fierté le bleu de leur doigt. 10h30, toujours à l'entrée de l'école, les quelques observateurs étrangers ont déjà déserté les lieux, les soldats et les policiers, lassés d'intervenir pour mettre de l'ordre, rejoignent leurs moyens de locomotion postés devant l'école pour se contenter de réagir en cas de besoin. Profitant du vide qui s'en est créé, les gens n'hésitent pas à accourir à l'intérieur de l'école, certains sans respecter l'ordre des files. Malheureusement, les choses ne s'arrangent pas à l'intérieur: les électeurs ne veulent plus respecter l'ordre de passage. Pour leur part, les coordinateurs et autres préposés à l'ordre sont incapables d'intervenir pour y remédier. Livrés à eux-mêmes, les gens essayent de s'organiser un tant soit peu, certains croyant bon de diviser les deux sexes en deux files, une idée chaudement contestée par d'autres partisans de l'égalité des sexes ! Certains, les nerfs à vif, crient au scandale, d'autres parlent de mascarade et d'autres encore même de sabotage: «Vous faites cela pour nous lasser et saboter nos élections mais nous voterons quand même», crie une voix féminine. Après de longs moments de désordre, les choses commencent à se calmer et les nerfs avec, mais le chaos se poursuit: l'absence totale d'organisation et d'agents de l'ordre. Les quelques observateurs composés de citoyens bénévoles et d'autres représentants de certains partis (le Pôle et Ennahdha surtout) protestent à leur tour : «Il faut contacter l'Isie pour réclamer de l'assistance, l'armée et les policiers ne peuvent intervenir qu'avec l'autorisation de l'Instance», nous informe l'observatrice Rezgui Samia. Après deux heure d'attente, ceux qui sont venus à 8h00 ont finalement voté. En sortant des bureaux, ils affichaient tous de grands sourires et des index bleus! Halte aux abus ! Vers 14h30, les centres de vote ne désemplissent pas. Nous nous rendons du côté du lycée Laouina de la cité populaire Taïeb-Mhiri (un seul bureau de vote), qui enregistre alors sur 474 inscriptions 202 votes, comme nous l'indique une observatrice qui, à son tour, relève un problème d'organisation. Toujours dans ce même quartier, l'école primaire d'Al Imarat (des immeubles), avec 4 bureaux, continue à attirer les électeurs, ceux qui attendent depuis le matin et d'autres moins matinaux et qui ont préféré venir plus tard. «Après une heure d'attente, j'ai pu enfin cocher mon choix dans cette mosaïque de logos et de noms de listes. Un bulletin dans lequel, je suis sûre, les personnes âgées ont eu du mal à se retrouver», déclare une maman accompagnée de son fils. Et d'ajouter : « Je rends hommage aux martyrs de la révolution sans lesquels nous n'aurions jamais pu vivre pareils moments». Nombreux sont ceux qui attendaient en files devant l'école primaire Bhar Lazrag (4 bureaux de vote et environ 3.500 inscriptions) quand nous nous y rendions vers 16h00. A l'intérieur, quatre impeccables files se tenaient devant les différentes salles. «Des individus n'ont pas respecté le silence électoral et n'ont pas cessé de faire de l'intimidation en faisant campagne pour le parti Ennahdha», tient à signaler Mme Wafa Khouaja, un des 7 observateurs mobilisés à l'occasion. «Je tiens également à faire remarquer le taux important d'analphabètes parmi les votants et qui ont eu du mal à se retrouver dans cette opération électorale. Cela annonce, malheureusement, pas mal de votes annulés». En sortant du bureau, un jeune homme nous annonce avec beaucoup d'optimisme qu'il était plus que convaincu de son choix en souhaitant aux meilleurs de gagner. Les meilleurs sont, sans nul doute, les cœurs libres de la Tunisie qui battent à nouveau et continueront à battre.