Le monde désenchanté dans lequel nous vivons aujourd'hui veut sans doute que ce que nos lointains ancêtres percevaient comme étant des dieux n'était que production de leur esprit fertile : ils peuplaient, dirions-nous, l'espace inconnu du ciel et tout ce qui couvre le vaste territoire non défriché par leur savoir en imaginant des habitants auxquels ils prêtaient une puissance particulière. Mais ces mêmes ancêtres avaient du monde une autre vision : pour eux, les dieux n'étaient pas les habitants d'un au-delà du monde connu, ils étaient simplement voilés. Ils pouvaient bien se mêler aux humains, se rendre proches et familiers, leur présence était foncièrement une présence dissimulée. Du reste, l'élément du divin correspondait justement pour eux à cette forme particulière de la « présence», qui se fait sentir dans l'existence humaine et qui n'est cependant jamais visible. Parce que voilée. Du coup, l'espace avait une toute autre densité : toute présence, aussi subtile soit-elle, avait droit de cité, droit d'exister... Et le monde était ainsi peuplé de dieux et de déesses, de divinités majeures et de divinités mineures, dont certaines se confondaient avec l'univers tout entier pendant que d'autres animaient un village, une maison même. Puisque, pas moins que l'univers et ses profondeurs abyssales, la maison a aussi son mystère, l'espace d'une présence invisible. La statue de Saïs Isis est par définition l'exemple de ce voilement du divin. Cette divinité du panthéon égyptien, qu'on appelle parfois la magicienne, incarne ainsi cette forme de religiosité, d'éveil à la présence vivante de ce qui est invisible dans le monde, et qui fut l'expérience la plus saisissante de l'homme durant les âges très reculés de la préhistoire, et aujourd'hui encore dans maintes régions de la terre. Toutes les représentations auxquelles se sont adonnés les hommes pour signifier la présence invisible qu'ils reconnaissaient parmi eux n'étaient pas le visage de la divinité mais, pour ainsi dire, cette forme derrière laquelle il était possible à la divinité de se dissimuler. C'est parce que la statue que l'homme fabriquait n'était pas la divinité et ne reflétait pas son vrai visage que cette dernière pouvait y élire domicile, dans une coexistence paisible avec l'homme... L'homme offrait le voile comme on offre le gîte à un étranger pour lui faire bon accueil! Quant à Isis, que certains ont appelé aussi la «mère des dieux», la statue qui la représentait était elle-même voilée. Pourquoi? Sans doute pour signifier que ce qui sépare le regard de l'homme de la divinité est quelque chose de ténu, presque transparent. Mais le soulever, voire de ses propres yeux la divinité telle qu'en elle-même est un acte auquel l'homme ne survit pas. Le poète allemand Shiller a écrit sur ce sujet un poème, L'image voilée de Saïs, qui fait référence à une statue d'Isis dans la ville de Saïs dont le visage est recouvert d'un voile et dans lequel il met en scène un jeune homme avide de savoir et qui espère trouver la vérité derrière le voile : «Il dit et enlève le voile. Demandez maintenant ce qu'il a vu. Je ne le sais ; le lendemain les prêtres le trouvèrent pâle et inanimé, étendu aux pieds de la statue d'Isis. Ce qu'il a vu et éprouvé, sa langue ne l'a jamais dit. La gaieté de sa vie disparut pour toujours. Une douleur profonde le conduisit promptement au tombeau, et lorsqu'un curieux importun l'interrogeait : Malheur, répondait-il, malheur à celui qui arrive à la vérité par une faute ! Jamais elle ne le réjouira». La lutte contre Seth Isis incarne donc cette impossibilité pour l'homme de rendre visible ce qui, de nature, est invisible. A ce titre, et face aux audaces humaines, cette propension à percer les mystères au lieu de simplement prêter l'oreille et écouter un murmure, Isis représente l'univers du divin et sa loi inviolable. Pourquoi ce privilège, cependant? Qu'est-ce qui, dans l'antiquité égyptienne, mais aussi grecque et romaine, a conféré à cette divinité-là le droit de représenter le peuple des dieux? Car, la chose est à souligner, Isis est une divinité dont le culte s'est exporté d'Egypte en Grèce et à Rome. Et cette migration est un argument de plus qui milite en faveur de son autorité. Il est bien difficile de répondre à une telle question avec certitude, de lever le voile, pour ainsi dire, qui recouvre le secret de cette divinité. Aussi allons-nous, prudemment, nous contenter de raconter son histoire. Et rappeler d'abord que, selon un récit qui est celui du mythe de la création de la cité d'Héliopolis, dans le delta du Nil, Isis est une divinité primordiale en ce qu'elle est avec son frère Osiris la descendante de Nout et de Geb, qui représentent respectivement le ciel et la terre. Mais, en réalité, elle a un autre frère et une autre sœur, Seth et Nephtys, qui forment un couple, de même qu'avec son frère Osiris elle forme aussi un couple, ce qui fait qu'Osiris est à la fois son frère et son époux. Mais il existe entre les deux couples une différence fondamentale car celui qu'elle forme avec Osiris est un couple fécond tandis que celui que forment Seth et Nephtys est un couple stérile comme le désert. Or Seth est jaloux de son frère Osiris et va ourdir un piège pour s'en débarrasser. Lors d'un banquet organisé, il se présenta avec un grand coffre en bois précieux et déclara à l'assistance qu'il l'offrirait à celui dont le corps s'y ajusterait. Les convives l'essayèrent l'un après l'autre sans qu'aucun d'entre eux ne le trouve à sa taille. Mais, parvenu à Osiris, celui-ci s'y glissa et voilà qu'il était à sa juste mesure... Tout à coup, cependant, avec le renfort de complices qui étaient venus avec lui, Seth referma promptement le coffre à l'aide du lourd couvercle, qu'il scella ensuite à l'aide de plomb... Le dieu de la fécondité se retrouvait donc enfermé par celui de la stérilité : le monde était ainsi livré au désert, à la sécheresse, à la mort. Le coffre fut déposé sur les eaux du Nil et il vogua jusque dans la mer Méditerranée. Il finit sa course contre le tronc d'un arbre, sur les côtes de Phénicie, près de Byblos. Isis, qui avait pu suivre les événements, s'empressa de monter dans une barque et de se laisser voguer à son tour. Le courant la mena elle aussi à Byblos, où elle s'enquit du coffre contenant le corps de son époux. C'est auprès du roi de la ville qu'elle le retrouva enfin et que, de là, elle le ramena dans le delta du Nil. Mais Seth apprit la nouvelle et finit par s'emparer du coffre : il l'ouvrit ensuite et coupa le corps d'Osiris en quatorze morceaux qu'il dispersa en différents lieux. Isis, qui apprend cela, est effondrée mais elle ne se décourage pas. Son amour pour Osiris est plus fort. Avec l'aide de sa sœur Nephtys, elle ratisse le pays et retrouve les morceaux : tous sauf un, dévoré par les poissons du Nil. Il s'agit du membre viril d'Osiris, qui a eu quand même le temps de transmettre au fleuve sa puissance fécondante. Et c'est du fleuve lui-même qu'Isis la magicienne arrache de la glaise, dont elle fabrique un membre viril. Puis elle souffle dans le corps rassemblé de son époux et frère, qui revit l'espace d'une étreinte, d'une féconde étreinte, d'où naîtra plus tard le dieu Horus, le futur maître de l'harmonie et de la justice universelle, qui sera à la fois l'ancêtre des Pharaons et le nouvel adversaire de Seth. Quant à Osiris, il gagne le royaume des morts dont il occupe le trône. Telle est l'histoire, qui nous rend le visage de la déesse plus familier : déesse pleine de ressources face aux épreuves et à la mort, mais déesse du territoire inviolable qu'est le monde invisible. Que ce récit explique ou non le fait qu'elle jouira un jour du droit de représenter les dieux en tant qu'habitants du monde invisible, on ne saurait le dire. Mais c'est en tout cas ce qu'elle a fait, et son visage voilé demeure comme une énigme face à la tradition monothéiste, comme un rappel persistant que le monde est peuplé d'êtres visibles mais aussi d'êtres invisibles dont, au grand jamais, il ne faut tenter de lever le voile qui recouvre leur face.