Les «notes de lecture» de Tahar Ayachi de la semaine dernière (voir Vadrouille du 5 décembre 2011), consacrées à l'ouvrage de Ahmed Hamrouni sur l'Andalousie et les Morisques, nous ont fait «rebondir» pour reprendre et enrichir un vieux débat, sur cette terre, l'Andalousie musulmane, présentée comme une greffe réussie sur un arbre inculte qui, après avoir bien pris et donné des fruits succulents, a été arraché par une horde de vandales et jetée dans un torrent. Cette image de l'éden perdu a été véhiculée durant de long siècles; elle continue à être entretenue dans nos pays du Maghreb et d'Orient jusqu'à nos jours, malgré l'avancement certain des sciences historiques et le développement prodigieux des techniques d'investigation. A la lecture d'un ouvrage* qui, certes, n'est pas récent, puisque datant d'une vingtaine d'années, mais que nous n'avons pu nous procurer que tout récemment, les choses paraissent différentes. L'auteur est (ou était) professeur à l'Université de Genève et s'est spécialisée dans les plaisirs de la table. Le titre de l'ouvrage est évocateur. Le voici : «La cuisine andalouse, un art de vivre XIe-XIIIe siècle». Le contenu des 365 pages du livre est fluide, accrochant et alléchant. Décrivant la société andalouse à travers sa cuisine, cet ouvrage fait acte de référence. Cette parcelle de l'Espagne méridionale n'était pas entièrement arabo-islamique, ni entièrement européenne non plus, encore moins chrétienne; elle était vouée aux trois religions révélées. Quant à la population, elle était vraiment cosmopolite, continentaux de souche, de migration, Africains et Moyen-Orientaux, s'y côtoyaient, s'y bousculaient et y coexistaient dans une paix toujours fragile, mais souvent et continuellement renouvelée. Les 300 recettes présentées avec moult détails révèlent que la cuisine andalouse, reflet de la société de l'époque, était une continuité de l'Antiquité classique, afro-européenne pour être plus exact. Les recettes du fonds moyen-oriental n'étaient pas courantes. A l'image de la population andalouse où l'élément africain, comme l'a bien dit Tahar, était prédominant, la cuisine sentait et l'Europe et l'Afrique; en quelque sorte, un pont entre les deux continents. Pour nous qui revendiquons cette cuisine et ce savoir-faire culinaire, nous assumons en réalité notre passé berbère et afro-romain. Que ce soit à Testour, à Zaghouan, à Ras Jebel ou à Soliman, ce qui nous paraît andalou ne l'est pas tout à fait. Il est notre legs dans ce magma de races, de civilisations et de cultures qu'était l'Andalousie au Moyen-âge. L'apport réellement andalou dans notre pays n'est ni la marqa h'loua (lisez ragoût doux) dont nous n'avons pas trouvé la trace dans les livres de recettes andalouses, ni les préparations au blond, mais plutôt toutes ces plantes américaines : piment, tomate, courge, pomme de terre et beaucoup d'autres. Le plus important contingent des migrants andalous, quatre-vingt mille, dit-on, est arrivé dans notre pays en 1609, plus d'un siècle après la découverte de l'Amérique. Les retombées de cette découverte ont influencé considérablement la vie de tous les jours des populations espagnoles, y compris ceux qui ont quitté définitivement l'Andalousie pour s'installer au Maghreb… Nous y reviendrons. * Lucie Bolens. La cuisine andalouse, un art de vivre. XIe-XIIIe siècle — 352 pages, 16/21 p. Albin Michel, 1990.