Par Dr Rejeb Haji* LA Constituante va se mettre au travail en vue d'assurer la responsabilité première pour laquelle elle a été élue, celle de préparer une Constitution dans l'intervalle d'une année. Le politique a donc repris sa mission essentielle. La diffusion des travaux de la Constituante par l'ensemble des médias paraît-elle de bon augure ? Outre qu'elle a permis de mesurer, a posteriori, la responsabilité des électeurs, elle leur impose une nouvelle réflexion en profondeur sur les choix à venir du pays. Elle prouve, si besoin est, que les discussions qui ont lieu dans l'arène ont été, en fait, conformes à un agenda fixé à l'avance et concocté par une Troïka. Des textes préparés en catimini, des consensus autour de noms pour présider à notre destinée : un président connu à l'avance, un Premier ministre également choisi et une équipe gouvernementale qui se prépare, ici et là, à prendre la relève. Est-ce là la démocratie dont nous avons rêvée et qu'on veut exporter dans le monde ? Ces prémices, mises à nu, jettent un froid. Rien de plus désolant qu'une quinzaine d'élus, s'agitant autour du président d'une commission pour rédiger, voire s'entendre sur la signification d'un paragraphe, parfois même sur un mot qui sera automatiquement adopté par un signal de l'un des signataires du pacte. C'est la loi de la majorité issue du vote populaire, nous dira-t-on. C'est exact et nul ne le conteste. Mais les élections ne sont-elles pas à notre époque que des «dés-élections » ? Nous avons voté à l'aveuglette et non sur des projets. S'il y a une majorité, l'existence d'une minorité en est une conséquence évidente. Certains ne veulent même pas entendre parler d'un contre-pouvoir ou d'une opposition. Ce sont ceux-là qui étaient hier de l'autre côté de la barrière et qui la réclamaient à cor et à cri. Dans la situation actuelle, quel est le rôle de l'opposition ? Quel est son domaine d'action ? Quelles sont ses prérogatives ? Nulle référence dans les textes votés. La coalition de cette Troïka, née d'une alliance contre nature, n'a pas été divulguée avant les élections : pourtant elle s'est organisée dans un environnement où règne la politique souterraine que nous avons dénoncée (voir La Presse du 5/10/2011.). Des voix appartenant à la haute commission s'élèvent, aujourd'hui, pour contester, voire condamner les « déviationnistes » qui, à leurs yeux, ont foulé aux pieds le fondamental et l'intangible : le consensus issu de leur besogne. Alors qu'ils se rappellent que ce sont eux qui ont permis l'éclosion des partis et ouvert l'appétit du pouvoir. Cette haute commission a été à l'origine du cafouillis que connaît le pays. Elle s'est instaurée en parlement, le temps de préparer une transition et de laisser le champ libre à une équipe née de la volonté populaire pour préparer le futur et imaginer des voies passantes pour sortir le pays du gouffre dans lequel il s'enfonce. Tout le monde y a cru. Elle a, faut-il le rappeler, refusé le débat sur le mode de scrutin qu'elle nous a imposé. Des références, dans le domaine constitutionnel, ont contesté cette procédure qui n'a jamais été appliquée ailleurs. La logique de leur choix n'a pas été prise à froid mais repose-t-elle sur des desseins masqués ? La réalité est toute nue aujourd'hui: des concertations menées en sourdine, sans garantie; l'apparition d'une mosaïque de partis sans références; la puissance du lobbysme et celle de l'argent occulte... Un droit d'inventaire est exigible pour connaître la vérité. Pour le politique, c'est déjà fait. Il est accaparé par une troïka, avec à sa tête le parti Ennahdha auquel un Tunisien sur cinq a donné sa confiance. Privée de débats publics et soumise dans son quotidien à une situation des plus critiques, la masse silencieuse, celle qui n'a pas daigné aller voter et qui se compte par millions (4.408.985, chiffre donné par l'Isie), souffre de ce manque d'oxygène qui se manifeste aujourd'hui par des sit-in, des grèves, ou par d'autres formes de contestation... Jour après jour, ce sont des usines qui ferment, des travailleurs qu'on licencie, des prix qui flambent et des angoisses qui perdurent... Ces élus au pouvoir, pour insuffler la confiance, doivent donner des signaux exemplaires dans leur comportement quotidien. Des exemples à méditer : les larmes de la ministre italienne des Affaires sociales lors de la présentation du budget de rigueur, le renoncement de son Premier ministre à son salaire ou encore les fortunés grecs qui se proposent à la taxation. Pour rompre définitivement avec les méthodes du passé et assurer la transparence, outre une réforme fiscale d'envergure, le « 26-26 » doit être transformé, au plus vite, en un impôt de solidarité. La situation actuelle de notre pays exige beaucoup de sacrifices, car l'incertitude du futur pèse lourdement sur notre vie à tous. En cette période de crise, pourquoi ne pas s'abstenir de rémunérer ces nouveaux venus à la responsabilité se réclamant volontaires au service de la nation ? Ou, mieux encore, leur garder leur salaire nominal avec une indemnité de fonction plausible? Pourquoi ne pas diminuer le salaire des hauts responsables et épargner ainsi les plus démunis ? Pourquoi ne pas s'intéresser, en particulier, aux banques où les salaires sont exorbitants et les dividendes trop élevées ? Diminuer le taux d'épargne alors que tous les économistes appellent à l'augmenter en période de crise, ou demander quatre jours de salaire comme prévu dans le budget 2012, ne sont pas des solutions adéquates qui encouragent la consommation, l'investissement et la croissance, tous créateurs d'emplois. Les partis politiques, aux financements souvent dissimulés, soutenus par des organismes de la société civile et des moyens d'information, supposés être au-dessus de tout soupçon, loin de constituer un gage de démocratie, nous ont proposé une série de scénarios irréalisables. Créer 200.000 emplois pour certains, 600.000 pour d'autres, alors que le budget de l'Etat pour l'année 2012 n'avance que la création de 20.000 emplois publics supplémentaires. Ce sont donc des promesses fumeuses et fantaisistes. Ni les moyens de tenir ces dernières, ni leur quantification et, encore moins leur financement n'ont été proposés. Ailleurs, chez nos principaux partenaires, il suffit de voir l'état du chômage et les difficultés auxquelles ils sont confrontés pour la relance de la croissance... Quant au gouvernement provisoire, le budget de l'Etat qu'il a prévu pour 2012 ne reflète ni la rupture avec le passé, ni l'ambition de l'avenir. En effet, prévoir un taux de croissance élevé de 4,5% alors qu'il est négatif pour l'année 2011, est sans fondement ; tabler sur des rentrées fiscales de 8,9% alors qu'elles étaient de -5% est inconcevable ; avoir recours à un endettement extérieur est encore plus problématique, vu que l'agence de notation Moody's place notre pays sous surveillance négative... et on peut multiplier les incohérences des hypothèses peu réalistes de ce budget. Quant à la Troïka qui accède au pouvoir, quel est son engagement aujourd'hui ? Quelle est sa capacité de mobilisation ? Outre le parti majoritaire, les autres composantes sont-elles aussi fortes pour pouvoir peser dans les décisions à venir ? Les solutions font largement défaut dans leurs programmes respectifs, quand ces derniers existent. Ce sont des vœux pieux qui n'entrent pas dans la réalité. Pour occuper la scène politique à tout prix dans ce monde multipolaire, il faut avoir un projet de société qui tienne la route. Ce projet existe-t-il ? Pourquoi les tenants du nouveau pouvoir tardent-ils à nous l'annoncer ? La liberté est un fondement du savoir mais « le parler vrai » est-il de ce monde ? Les exigences du peuple sont difficilement transformables en actes lorsqu'on est au pouvoir. Les échéances futures ne feront que le confirmer. Que faire alors ? Il est vrai qu' « à l'impossible nul n'est tenu », mais le temps est précieux. Les solutions des problèmes urgents tardent à venir et la crise d'aujourd'hui est en premier lieu la responsabilité de l'Etat. Refaire vivre l'intérêt général en comprimant les dépenses de fonctionnement, celles de la Présidence de La République, à titre d'exemple, sont surévaluées (une dotation de 68,4 MDT plus que le double du budget de plusieurs ministères réunis); trouver les principes d'impartialité perdus, en multipliant les agences d'audit, de contrôle et d'évaluation à tous les niveaux ; faire en sorte que partout le débat s'engage sur le présent et l'avenir du pays ; chacun apportant à sa manière sa touche aux fondements de cette nouvelle République, telles sont des pistes d'avenir que l'œil du peuple peut contrôler à chaque instant par des sondages, si leur réglementation voit le jour. La Constituante se doit en priorité de continuer sa mission de rédaction de la Constitution dans les délais fixés. Quant au gouvernement, il doit prendre le relais du politique pour imaginer un système économique au service des besoins des plus démunis et des plus faibles : une mise en œuvre d'une politique sociale, associant liberté et ordre, pour créer plus de justice et d'équité, des pistes d'emploi à dénicher, un emprunt à lancer... Bref un projet lisible dans un nouveau budget reposant sur des données fiables d'où, à l'instar de la Banque centrale, la nécessité de rendre l'Institut national de la statistique (INS) indépendant. Pour gouverner, il faut fédérer les forces vives et associer les intelligences, ce qui apportera le soutien de tous, sans réserve et encore moins sans état d'âme. Notre révolte pour la liberté et la dignité doit se traduire dans des actes en faveur du peuple. Je suis de ceux qui ont résisté au dictateur et de ceux qui croient en la valeur de notre peuple qui, par sa maturité et son bon sens, trouvera dans la nouvelle gouvernance un changement de style et une équipe homogène pour le mener sur les chemins du succès aptes à lui rendre estime et respect. C'est cette réussite qui complètera le modèle tunisien dans toutes ses dimensions et c'est le devoir de nous tous de se remettre au travail, en se serrant la ceinture, pour gagner cette bataille et relever les défis du futur.