Encore une fois, le président de la République s'est offert un numéro en conseil des ministres. Une vidéo de treize minutes, diffusée à l'aube comme pour réveiller la nation, où Kaïs Saïed, visage crispé et ton grave, a sonné l'alarme. La Tunisie serait assiégée par des forces obscures, un « ancien système » tapis dans l'ombre, prêt à détruire l'Etat. Les mêmes mots, la même rengaine, encore et toujours. Comme un disque rayé qui refuse de s'arrêter, sauf que cette fois, le refrain commence à ressembler à un cri de panique. Le complot comme échappatoire À écouter le chef de l'Etat, chaque coupure d'eau, chaque panne d'électricité, chaque difficulté dans la santé ou l'éducation serait l'œuvre d'un sabotage savamment orchestré. Les « lobbies » seraient partout, sans idéologie mais avec des « intérêts matériels » prêts à tout pour faire tomber son régime. Les conspirateurs, affirme-t-il, sont connus de tous, leurs visages identifiés, leurs plans limpides pour le peuple. Une précision qui ne manque pas de piquant : des ennemis à la fois visibles et invisibles, omniprésents mais insaisissables, une sorte de club des ombres dont l'existence repose uniquement sur la foi présidentielle. Sauf que la mise en scène a ses limites. Car enfin, qui reste-t-il pour fomenter ces coups tordus ? La classe politique a été décimée, ses principaux dirigeants croupissent en prison. Une bonne partie des hommes d'affaires qui comptent sont derrière les barreaux ou en exil. Les médias indépendants ont été réduits à la portion congrue, la plupart des rédactions se pliant docilement à la propagande officielle. Les syndicats et la société civile, naguère forces vives du pays, sont devenus des ennemis désignés, accusés de tous les maux. Quant à la justice, elle est désormais une fonction, vidée de son pouvoir indépendant et sommée d'exécuter la volonté du prince. Alors, cherchez l'erreur. Qui, au juste, tient encore les ficelles de ce fameux « ancien système » ?
Les fantômes du pouvoir La réponse est toute trouvée : personne ou plutôt, tout le monde. C'est l'avantage du complot comme explication universelle. Il n'a pas besoin de preuves, encore moins de coupables réels. Il suffit de répéter assez souvent qu'ils sont là, dans l'ombre, et l'imaginaire fait le reste. On appelle ça de la diversion. Pendant que l'on traque des ennemis fantômes, on évite de parler de l'essentiel. Et l'essentiel c'est une gouvernance solitaire et chaotique qui n'a rien produit, sinon une crise économique, sociale et politique sans fin. La paranoïa présidentielle n'est pas seulement un tic de langage, c'est devenu une méthode de gouvernement. À chaque fois que la réalité rappelle son échec, il invente un complot pour détourner l'attention. Le chômage explose ? Les lobbies sabotent les réformes. Les hôpitaux s'écroulent ? C'est une crise artificielle. Les services publics se délitent ? Sabotage, conspiration. Peu importe que l'Etat, tenu d'une main de fer depuis plus de quatre ans, ait écarté ou muselé tous les contre-pouvoirs, les coupables sont toujours ailleurs. Il y a dans cette obsession une forme de cercle vicieux. Plus le pouvoir échoue, plus il accuse. Plus il accuse, plus il s'isole. Plus il s'isole, plus il se convainc que les Autres lui veulent du mal. Le tout nourri par une rhétorique populiste qui prétend que « le peuple » voit clair dans ce jeu, que « tous » ont identifié les conspirateurs. Une construction commode. Le peuple devient l'allié omniscient, tandis que l'ennemi, flou et insaisissable, permet de justifier l'immobilisme. Mais au bout de la dixième, de la centième, de la millième répétition, la ficelle est un peu grosse. À force d'entendre le président hurler au loup, on se demande s'il croit encore lui-même à ses histoires. Car le plus grand sabotage de l'Etat, c'est bien l'incapacité à gouverner autrement que par la peur, l'accusation et la mise en scène. Ce n'est pas « l'ancien système » qui met le pays à genoux, c'est le nouveau avec des mécanismes hérités de l'ancien, englué dans ses contradictions, enfermé dans son autisme politique et convaincu que tout va s'arranger par la seule force de ses imprécations.
La Tunisie n'a pas besoin d'un président-prophète. Elle a besoin d'un chef d'Etat qui gouverne. Or nous n'avons qu'un monsieur persuadé d'être assiégé, répétant inlassablement que la patrie est en danger, qu'il faut appliquer la loi, que l'Histoire nous regarde. De grandes phrases, de grands airs, mais rien de concret pour répondre aux attentes réelles. Peut-être que, dans un ultime sursaut, il finira par comprendre que diriger, ce n'est pas dénoncer sans fin des ennemis invisibles. En attendant, nous nous retrouvons empêtrés dans un marasme, sans fin, bercé par les sermons matinaux d'un chef d'Etat qui voit partout des complots mais jamais les échecs de sa gouvernance. À force de vouloir protéger le pays contre des fantômes, il finira par ne gouverner que dans un pays fantasmé.