Par Mustapha ZGHAL* Bien avant les élections du 23 octobre 2011, nous nous sommes exprimés pour dire notre confiance en l'avenir du pays et de la révolution, dans un article intitulé «Les raisons d'être optimiste», publié sur ces mêmes colonnes de La Presse. Les événements ne nous ont pas démentis. La Tunisie a eu des élections exemplaires : libres, démocratiques et tout à fait transparentes. L'Assemblée nationale constituante vient d'adopter la loi fondamentale portant organisation provisoire des pouvoirs, pour élire ensuite un président de la République. Le gouvernement qui va gérer les affaires du pays, en attendant que la Constituante prépare la nouvelle Constitution pour notre 2e République, vient d'être installé. Ainsi l'évolution s'est faite selon le calendrier prévu et dans des conditions normales, pour ne pas dire dans les meilleures conditions possibles. Jusque-là nous avons eu raison d'être optimistes. Que reste-t-il à faire ? Nous répondons que tout reste à faire, parce que les choses sérieuses commencent maintenant. N'oublions pas les objectifs de la révolution : liberté, démocratie, emploi, développement régional, justice sociale… N'oublions pas surtout les cris des jeunes réclamant l'emploi et la dignité. Sur ce plan, il faut bien reconnaître que ni les manifestations, ni les sit-in, ni les grèves ne vont créer les emplois, ni ramener la croissance économique et le développement des investissements. La situation économique du pays, un an après la révolution du 14 janvier 2011, est vraiment entamée sérieusement, pour ne pas dire catastrophique. Le chômage a atteint des records jamais égalés (800.000 chômeurs diplômés et non-diplômés), l'investissement est au plus bas : un bon nombre d'entreprises étrangères installées en Tunisie ont préféré mettre la clef sous la porte pour aller s'installer ailleurs, dans des pays voisins. L'année 2011 va enregistrer un taux de croissance nul sinon négatif. Où en est-on des objectifs de la révolution et plus spécialement de l'emploi des chômeurs et de la dignité des citoyens ? Assurément, la Tunisie n'a pas fait la révolution pour amener la dégradation de son économie, ni pour l'appauvrissement de sa population. Le régime dictatorial a été balayé, le gouvernement issu des élections libres du 23 octobre a été installé, le pays jouit des libertés aussi bien privées que publiques. Tout cela constitue un acquis substantiel et même essentiel. Cependant, il n'est qu'une partie du chemin, ou plus exactement le cadre adéquat de la longue marche vers le développement équilibré du pays, l'emploi pour tous et la dignité pour chacun. Cela ne peut se réaliser que par l'effort et la persévérance de tous les citoyens. Le président de la République nouvellement élu et le gouvernement qui vient d'être installé ont appelé à une trêve sociale de 6 mois pour que l'ensemble du pays reprenne le travail, dans tous les secteurs avec l'espoir que l'investissement revienne et que le chômage recule. Il importe de noter que la trêve ne veut pas dire abandon des droits de ceux qui se sentent lésés, mais simplement de les différer à plus tard, lorsque la situation économique s'améliorera. Sans cette trêve, le pays peut tout perdre, à la fois sa liberté et sa dignité. Tous les citoyens doivent être conscients de cette exigence. Ce serait dommage pour le pays qui a érigé sa révolution en exemple, ses élections en modèle et sa transition démocratique en symbole, forçant l'admiration du monde entier. Les partis politiques au pouvoir, les partis politiques de l'opposition, les organisations de la société civile, les syndicats de tout bord doivent prendre conscience de la nécessité et de l'urgence de cette trêve, sans laquelle le pays sombrait dans la dépression vertigineuse et par la suite dans le chaos. S'ils veulent réellement faire réussir les objectifs de la révolution, ils n'ont qu'à souscrire à cette trêve et appeler leurs adhérents ou partisans à la respecter. Les récalcitrants, qui sans raisons logiques et justifiées, continuent à bloquer l'activité des entreprises ou entraver la circulation des personnes et des biens, seront jugés en tant qu'ennemis du peuple et de sa révolution. Le nouveau gouvernement, issu des élections et ayant reçu l'investiture de l'Assemblée nationale constituante a toute latitude et toute légitimité pour prendre les mesures nécessaires. C'est en tout cas de sa responsabilité. De tout ce qui précède, nous disons un grand oui à la trêve sociale proposée, mais cela ne va pas sans contrepartie de la part du gouvernement. En effet, ce dernier doit observer une certaine retenue quant aux principes proclamés de la révolution, et s'interdire le franchissement de certaines «lignes rouges». En voici quelques-unes : 1) Chercher à réduire les libertés acquises par la révolution : libertés individuelles et collectives, libertés d'expression et de presse, libertés de manifestation et de sit-in, sans perturber l'ordre public ou entraver l'activité de production du pays. Toute atteinte aux libertés chèrement acquises constitue une ligne rouge à ne pas dépasser. Les citoyens sont très jaloux de leurs libertés et de leur dignité, au point de les défendre à n'importe quel prix. 2) Toucher aux agents de l'administration en vue de mettre à leur place de nouveaux agents partisans des partis au pouvoir. L'administration a joué parfaitement son rôle pendant la période transitoire, concernant ainsi la permanence de l'Etat. Il serait injuste de mettre en congé ou à la retraite anticipée le personnel qui n'a commis aucune faute sauf d'appartenir à un autre parti que celui du ministre responsable, le personnel de l'administration étant au service de l'Etat et non au service de monsieur le ministre ou de son parti. 3) Passer de la justice transitionnelle à la justice de vengeance est aussi une ligne rouge qu'il ne faut pas franchir. Tout le monde est d'accord pour traduire en justice les personnes ayant commis des crimes envers la partie, les citoyens leur dignité ou leurs biens. Tous les autres, qui constituent la majorité, sont des citoyens normaux. Ils sont aujourd'hui pour les principes de la révolution, pour la stabilité du pays et son développement. Comme nous l'avons dit précédemment, dans un article publié dans ce journal, «la Tunisie a besoin de gouvernement clairvoyant et non de revanchards entêtés». 4) Le peuple a élu une Assemblée constituante pour qu'elle rédige une nouvelle Constitution dans un délai d'une année et gérer les affaires du pays de façon transitoire, en attendant les nouvelles élections, selon les termes de la nouvelle Constitution. Le risque est de faire traîner les travaux de l'Assemblée pour faire durer le gouvernement actuel le plus longtemps possible. C'est là aussi une ligne rouge à ne pas transgresser. Le fait que la Constituante ait élu le président de la République pour une période indéterminée constitue une entorse aux engagements pris au départ. 5) Enfin, la dernière ligne rouge peut-être la plus dangereuse du fait de son caractère insidieux ou caché. Il s'agit de la tendance du parti majoritaire et de ses aillés à se montrer très fort au point d'étouffer l'opposition ou de la marginaliser. Dans une démocratie, l'opposition a un rôle à jouer. L'étrangler ou ne plus la considérer constitue une dégradation du processus démocratique, ce qui peut nous faire glisser de nouveau vers l'accaparement du pouvoir par le parti majoritaire et finalement vers la tyrannie. Voila pourquoi le dialogue avec l'opposition doit être permanent, franc et respectueux pour toutes les parties. Le respect de ces lignes rouges par le gouvernement en place garantira le respect de la trêve par les composantes du peuple digne de vivre une démocratie. Voilà pourquoi nous appelons les citoyens à dire, haut et fort, oui à la trêve sociale réclamée par les autorités supérieures de l'Etat, tout en demandant à ces mêmes autorités de ne pas franchir les lignes explicitées ci-dessus et de se comporter en toute chose selon la déontologie démocratique. (*) Professeur émérite à la FSEG de Tunis (Université de Tunis El Manar)