Par Soufiane Ben Farhat Que nous faut-il penser ? Que le pays s'est scindé en deux camps distincts ? Que leurs différends ont viré aux querelles tranchées qui frisent l'irrémédiable antagonisme ? Certains indices portent à le croire. Cela dépasse les seuls résultats des élections du 23 octobre pour l'Assemblée constituante. Jusqu'à la veille des élections, l'atmosphère était plutôt habituelle. Quelques escarmouches entre deux ronrons électoralistes. Et la sainte émulation reprenait ses droits. Pas pour longtemps. Puisque, depuis l'irruption de l'affaire du film franco-iranien Persépolis, une dizaine de jours avant le scrutin, l'atmosphère s'était tendue. On avait observé un cortège d'actions et de réactions en chaîne. Et on en vint aux violences et aux menaces. Les forces de l'ordre durent intervenir à maintes reprises pour parer à l'irréparable. Depuis, les Tunisiens s'amusent à se faire peur, à se jeter l'anathème les uns sur les autres. Excepté la grande masse silencieuse. Qui regarde, tantôt médusée, le plus souvent désabusée. Et l'enjeu, en termes de notoriété, de rayonnement, voire d'hégémonie politique, ce sont précisément les larges masses silencieuses. Lors de la manifestation des journalistes avant-hier en faveur de la liberté de la presse, un groupe d'anti-manifestants, bien organisé et arborant banderoles et pancartes uniformes, a joué les provocateurs. Les insultes et noms d'oiseaux fusaient à l'endroit des journalistes. Ceux-ci ont même été violentés, ainsi que des membres de la société civile venus soutenir la juste cause des médias. Quant aux menaces, elles avaient de quoi vous faire glacer le sang dans les veines. N'eût été la présence salutaire des forces de l'ordre, cela aurait pu virer au drame. Témoin oculaire, j'avais de la peine à reconnaître mon pays. Que des Tunisiens soient mobilisés ou manipulés contre la liberté de la presse, c'est véritablement effarant. Que des forces tapies dans l'ombre tirent les ficelles de ce jeu sinistre, c'est encore plus inquiétant. Et l'on commence à s'interroger : a-t-on fait la révolution pour aboutir là où l'on en est où là ou l'on voudrait qu'on nous confine ? La question est légitime à plus d'un titre. Un rappel fondamental s'impose. La Révolution tunisienne n'est l'apanage de personne, hormis le peuple. Aucun chef, programme, parti ou front n'y a présidé. La masse anonyme a agi viscéralement, mue par l'instinct de survie et le culte de la vie. Elle a donné une glorieuse révolution, saluée comme telle par le monde entier. En terre arabe, musulmane, sud-méditerranéenne et africaine, cette révolution revêt d'autres valeurs fondamentales. Elle est fondée sur l'individu et les valeurs de liberté et de dignité dans une société soumise traditionnellement aux valeurs de groupe, de totalité et de justice. Du point de vue sociologique, il s'agit bien d'une rupture fondamentale. Au lendemain immédiat de la Révolution, un potentiel formidable de sensibilités politiques et de regroupements partisans ont investi la place. La démocratie naissante interpelle le pluralisme. Mais que certains s'avisent de s'approprier cette révolution, en excluant précisément une partie de ceux qui l'ont faite, c'est là que le bât blesse. Et c'est là que cela devient alarmant et inadmissible. Parce qu'une telle posture ne produit que des usurpateurs. Des espèces d'accapareurs de révolution. Des spécialistes du détournement du fleuve populaire. On a connu jadis les faiseurs de rois. Place aux douteux faiseurs de discorde. Jusqu'ici, la Révolution tunisienne a été exemplaire. Eu égard à ce qui se passe ailleurs, elle maintient le printemps arabe, là où d'autres ont sombré dans l'automne, la grisaille, le sang et les larmes. Le cap doit être maintenu. Les agendas partisans des uns ou des autres, les alliances supranationales et les considérations géostratégiques ne sauraient escamoter le formidable élan du peuple tunisien. Ce rappel démontre qu'on n'est pas encore certain de l'issue victorieuse de notre Révolution. Des dangers guettent. Et rien n'est à exclure.