Par Mohamed Ridha BOUGUERRA Le 14 janvier de l'an dernier, les barbus étaient restés terrés chez eux et les femmes voilées se comptaient sur les doigts de la main ou presque. Quant à cet objet d'importation, alors encore inconnu sous nos cieux, le niqab, il n'y avait personne pour parier un sou sur son apparition prochaine dans nos rues. Ni Sana, ni Amel, ni Hasna, toutes d'admirables et courageuses “pétroleuses”, ni Zinovitch, dit l'Ami des oiseaux, ni Fadhel, l'enfant de la balle, ni Abbès, le baldi tunisois incarné, ou encore Mongi, le vaillant fils de Mahrès, ni elles, ni eux, ni aucun de ceux avec qui j'ai fait un bout de chemin sur l'avenue Habib-Bourguiba ce matin-là ne soupçonnaient le moins du monde la tournure que les événements allaient prendre, même si nous redoutions tous l'arrivée des intégristes au pouvoir. Or, que constatons-nous aujourd'hui, soit un an plus tard ? Les islamistes qui ont pris une tête d'avance sur tout le monde, sont en passe de s'installer partout aux commandes... et sont talonnés par les salafistes qui cherchent à s'engouffrer par la brèche ainsi ouverte dans la citadelle de l'Etat et de l'administration ! Faudrait-il s'en réjouir ou, plutôt, s'en attrister ? Contentons-nous simplement de le constater tout en nous demandant si la donne religieuse figurait vraiment parmi les leviers qui ont mis en branle les foules aussi bien à Sidi Bouzid qu'à Thala ou à Tunis ? Aspiration à plus de liberté, de justice, d'égalité sociale et de dignité par le travail, mais aussi refus du culte de la personnalité, du scandale du népotisme et de la mise en coupe réglée de tout le pays par un clan mafieux, voilà les motifs réels pour lesquels près de trois cents Tunisiens ont affronté la mort et bien des milliers d'autres, à leur exemple, se sont, un peu partout, soulevés contre un régime oppressif, inique, inculte et malfaisant. Un an après, ces objectifs ont-ils reçu un début de réalisation ? Les déclarations de nos nouveaux gouvernants depuis leur entrée en fonction et les options annoncées sont-elles réellement rassurantes quant à nos libertés fraîchement acquises ? Peut-on faire confiance à MM. Ghannouchi et Cie qui se présentent comme des parangons de l'esprit démocratique comme lorsque M. Marzouki affirme que les programmes des partis islamistes au pouvoir, en Tunisie, en Egypte ou au Maroc, «sauvegardent les libertés et les acquis dont jouissent les peuples arabes, notamment, en ce qui concerne les droits de la femme et son importance dans la société» ? Pourtant quelques faits récents ont de quoi troubler les plus optimistes ! Ainsi nous nous sentons interpellés par le brutal et humiliant traitement réservé aux enseignants, étudiants et journalistes mercredi 4 janvier devant le ministère de l'Enseignement supérieur, par la catastrophique gestion de l'occupation de la faculté de La Manouba et par la coupable complaisance manifestée envers les auteurs de cet acte délictueux qui a gravement nui pendant plus d'un mois au fonctionnement normal d'une institution de l'Etat… Et d'abord, n'avons-nous pas le droit de nous révolter contre M. Rached Ghannouchi qui s'affiche partout, d'Alger au Qatar, comme s'il était le premier responsable de notre diplomatie et même comme le représentant de l'Etat ? N'est-il pas en train de confondre la présidence de son parti, Ennahdha, avec celle de la République ? N'avons-nous pas le droit de nous révolter encore lorsque nous apprenons que «le gouvernement entend prendre la place du RCD», allusion à la volonté des nouveaux responsables politiques de mettre au pas la presse et les médias, selon la militante Om Ziad ? N'y a-t-il pas lieu, en effet, de s'inquiéter de la série de nominations opérées sans concertation aucune dans les principaux médias nationaux comme au temps de Zaba ? N'avons-nous pas le droit de nous révolter encore et de nouveau quand M. Marzouki sort de son rôle et se met à faire la promotion de l'Islam ou accorde un satisfecit aux islamistes comme lorsqu'il déclare : «Les citoyens des pays du Printemps arabe, conscients que l'Islam est la solution, ont favorisé l'ascension des islamistes au pouvoir» et d'ajouter que «c'est pour cette raison que les islamistes ont remporté les élections en Tunisie, au Maroc et en Egypte»? On aurait tant aimé que notre président et ancien défenseur des droits de l'Homme fasse entendre sa voix aussi quand des éléments islamistes étrangers au monde universitaire occupent pendant un mois une institution éducative qui appartient à l'Etat et privent ainsi d'étude huit mille étudiants ! On aurait aimé aussi l'entendre quand le futur Premier ministre islamiste nous promettait l'instauration prochaine du Califat en Tunisie! On aurait aimé encore le voir condamner les groupes islamistes responsables des attaques et agressions, 17 décembre dernier, à l'encontre de la troupe Ouled Manajem à Meknassi empêchée de donner un concert pour commémorer le premier anniversaire du déclenchement de la Révolution ! Son silence assourdissant ainsi que celui des membres de la Troïka a été pesant dans nombre d'occasions où des professeures ont été agressées en raison de leur tenue jugée indécente au regard des seuls critères que de preux chevaliers de la vertu prétendent nous imposer ! Ou bien lorsque des enseignantes d'arts plastiques ou d'arts dramatiques ont fait l'objet d'agressions caractérisées en tant que femmes et en tant qu'éducatrices dispensant des enseignements déclarés haram par nos nouveaux justiciers chargés de nous mettre sur les saines voies de la vertu, par la contrainte si besoin est... Force est donc de reconnaître qu'il y a légitimement à craindre pour les objectifs, valeurs et aspirations de la Révolution qui sont en train d'être détournés dans un sens tel qu'une nouvelle Révolution à l'intérieur même de la Révolution devra s'imposer très bientôt. Dans les premiers mois de celle-ci, c'étaient, certes, les anciens apparatchiks du RCD et du clan mafieux anciennement aux commandes qui ont mis tout leur poids dans la balance afin de faire échouer par le feu et le sang l'expérience démocratique inédite commencée le 14 janvier. Ce à quoi nous assistons depuis les élections du 23 octobre, c'est à une entreprise plus insidieuse dans les formes, mais identique dans les buts. La Révolution ne se trouve plus attaquée frontalement. Elle est aujourd'hui secrètement dévoyée. Elle est l'objet d'un habile contournement. Ainsi, tout le monde se déclare maintenant fervent adepte de la Révolution ! Bref, c'est là le classique procédé que Racine a énoncé ainsi : «J'embrasse mon ennemi pour mieux l'étouffer» ! C'est donc, comme dit la chanson : «Parole ! Parole !». Mais dans les faits est-on, réellement, fidèle à nos martyrs et œuvre-t-on, véritablement, en vue de la réalisation effective des objectifs de la Révolution et de son aspiration à la liberté, à la modernité, à l'ouverture et à la tolérance quand on laisse impunément les salafistes, qui contreviennent publiquement à la loi, investir rues, mosquées et universités ? Ou lorsque l'on lance des ballons d'essai relatifs au Califat. Ou bien lorsque l'on tâte le pouls de la société civile pour savoir dans quelle mesure le niqab pourrait avoir droit de cité ? Ou encore lorsque l'on provoque la polémique afin de tester les chances d'un grignotage éventuel du Code du statut personnel en s'attaquant aux filles-mères et en proposant l'amendement des règles de l'adoption. N'est-ce pas encore s'éloigner de l'esprit de la Révolution, sinon le trahir, que, sous prétexte de sauvegarder notre identité arabo-musulmane qui serait menacée, de jeter l'anathème sur notre parler franco-arabe et d'invoquer la «pollution linguistique» dont il serait porteur ? Mais, alors que d'oiseuses polémiques enflent et que des controverses artificielles échauffent les esprits, notre futur et celui des générations à venir se construit au sein de l'Assemblée nationale constituante. Ici encore, forte du million et demi de voix qu'elle a recueilli de l'ensemble des huit millions d'électeurs potentiels, Ennahdha est maîtresse de la situation ! Elle ne s'empêche pas, d'ailleurs, de le faire savoir en s'attribuant l'essentiel des pouvoirs en ne concédant que des miettes à ses étranges alliés que sont le CPR et Ettakatol, réduits au peu enviable sort d'auxiliaires ! A ce rythme, un retour sur scène des indignés du 17 décembre comme ceux du 14 janvier, véritables auteurs de la Révolution, est vivement souhaité en l'An II de la Révolution si nous entendons demeurer fidèles à nos martyrs. Si nous crions de toutes nos forces “Debout, les indignés”, c'est que, plus que jamais, il y va de la sauvegarde d'une Révolution dont les valeurs se sont répandues partout dans le monde et dont l'échec serait désastreux pour toutes les forces démocratiques et éprises de liberté, d'équité, de justice sociale, et de tolérance non seulement en Tunisie, mais également là où il y a des hommes libres et de bonne volonté.