Les férus du 4e art on eu droit, les 20, 21 et 22 janvier, à un cycle de représentations d'une pièce tragi-comique, concoctée par deux artistes que le genre et la consistance de la carrière séparent. La grande actrice Aziza Boulabiar et le jeune acteur Moez Toumi se sont réunis sur les planches de l'espace 4e art à Tunis, formant un parfait duo dans le jeu dramaturgique. Farka saboun, (lavage à sec) tel est l'intitulé de cette pièce théâtrale. Une appellation révélatrice, qui laisse entendre un avant-goût de critique sociale, politique et culturelle, le tout relevé par un humour à la tunisienne comme on aime voir. L'histoire, — ou plutôt les deux histoires — sont relatées sur un ton burlesque, placé sous le signe de la corvée au féminin. Le décor nous renvoie à celui d'une buanderie propre dans une maison de retraite. La lumière jaillit à travers le tambour de la machine à laver, appareil qui symbolise la propreté. Le personnage que joue Aziza Boulabiar et celui que joue Moez Toumi constituent les deux revers d'une même médaille appelée vieillesse, féminité lésée par le temps et par autrui et un destin injuste, non mérité. Une histoire, deux vies La scène nous montre deux femmes au crépuscule de l'âge que le destin a réuni dans une maison de retraite, autour d'une corvée sans fin, celle de laver le linge des autres résidents. Si Jean-Paul Sartre, dans sa pièce de théâtre Huis clos conclut que «l'enfer, c'est les autres», la pièce Farka saboun s'avère l'antithèse de la conception sartrienne; mais tout aussi existentialiste. Que serait, en effet, le personnage de Aziza Boulabiar sans « Aziza», l'amie de route, de l'ici-maintenant et de demain que joue Moez Toumi et vice versa? Le personnage de Aziza Boulabiar nous présente une femme qui a vécu comme elle le souhaitait: elle a passé 49 ans à vivre auprès d'un mari moderne, cool, émancipé qui ne lui reprochait que son amour démesuré envers ses enfants. Après sa mort, et en proie à la dégradation physique naturelle, cette femme s'est sentie de trop dans sa famille. Pour ses enfants, elle ne représentait plus qu'une source de revenus supplémentaires. Seuls sa pension de retraite, ses bijoux et son imminent héritage comptaient pour eux. Secouée par son orgueil, elle boucle ses valises et se rend, de son propre gré, à la maison de retraite. Pour «Aziza», la vie et la chance n'ont jamais été de son camp. Vieille fille, elle a consacré sa vie et sa jeunesse pour élever ses neveux que leur mère biologique a délaissé. Certes, «Aziza» n'a jamais enfanté, mais elle avait le capital émotionnel et affectif nécessaire pour élever des générations. Pourtant, ses neveux n'ont pas hésité à la placer dans une maison de retraite. Ils ont même eu recours à une ignoble machination pour masquer leur lâcheté. Si la première réprime le regret d'avoir été orgueilleuse et d'avoir quitté le cocon familial, l'autre regrette toute une vie gâchée; une vie sans amour, sans jouissance et sans procréation. Elle vit toujours dans l'espoir de perdre une virginité qui pèse lourd sur son existence de femme, qui lui rappelle son incapacité à prendre son destin en main et qui lui colle comme une tare récalcitrante. La catharsis En dépit de leur malheur, ces deux femmes ne sont point insensibles à l'actualité. C'est probablement même ce renversement des valeurs, ces paradoxes sociaux tellement flagrants qui flirtent avec le ridicule, ce flou politique ponctué de déception qui nous renvoie à une Tunisie en délire qui accentue leur irritabilité. Pour purger tant de nervosité, tant de pulsions, tant d'aigreur, les deux femmes se chamaillent pour un rien, s'insultent mutuellement sans jamais se haïr. Et ce n'est pas pour rien qu'elles se disputent le droit de laver la culotte de « si Tijani», toute tachée de charogne, la pire corvée de la buanderie. Farka saboun n'est-elle pas la tâche à la fois la plus détestée et la plus préférée des femmes en détresse? C'est cette corvée en particulier qui leur permet, contraintes ou consentantes, de se défouler, d'user de leurs mains pour vaincre la saleté? « Mais les poches sont encore sales», affirme Aziza Boulabiar, dénonçant une corruption tenace. La voix du peuple n'a -t-elle pas été décrochée par le biais d'un «sandwich, d'une petite bouteille d'eau minérale, d'un paquet de cigarettes et de cartes GSM»?! La catharsis a cela de bon qu'elle nous permet de fouiller au fin fond de l'être pour dénicher ce qui nous fait vraiment mal et voir, ainsi, plus au clair. Malheureux mais forts sympathiques Aziza Boulabiar et Moez Toumi ont interprété un texte écrit à la perfection, où l'ironie, l'antiphrase, les calembours et les néologismes coquins s'entremêlent avec autant de translucidité et de spontanéité. A aucun moment le public ne s'est heurté à une lourdeur d'expression ou à une tirade tirée par les cheveux. Le texte dramaturgique a véritablement servi la verve critique au point que — et malgré son âpreté pour certaines idéologies à la mode — la critique a été reçue à cœur joie. Par ailleurs, les costumes des deux protagonistes, leurs physionomies extravagantes et leurs mouvements sur scène leur ont valu le regard intéressé et amusé du spectateur. D'autant plus que les artistes ont su exploiter leurs accessoires pour susciter l'hilarité du public: mission accomplie. Le décor a été sauvé de l'aspect figé: Moez Toumi n'a pas hésité, à maintes reprises, à taquiner le public en le menaçant de l'asperger par l'eau moussante du linge humide. Moez Toumi rend hommage à Aziza Boulabiar Farka Saboun est un hommage à l'actrice de carrière et de talent Aziza Boulabiar, cette artiste qui a embrassé la voie théâtrale, fascinée et cajolée par la Troupe de la ville de Tunis (TVT) et qui y a contribué, de par sa beauté, son humour et son professionnalisme, au succès des plus illustres pièces de théâtre. Aujourd'hui, elle continue encore à jouer sur scène, confiante en son talent et certaine de l'amour que lui voue le public. Moez Toumi lui tire son chapeau et elle le lui rend par une pièce jouée à deux. Moez Toumi a bien mérité sa confiance, et celle de toutes les Aziza, de toutes les femmes qu'il a représentées. Le rôle de Aziza, la vieille fille aux rêves d'une fleur bleue, il l'a joué non pas par pur professionnalisme, non pas pour prouver son talent: celui de déhancher au rythme du mezoued comme une femme aux origines bédouines, non. Cet artiste a simplement prêté son corps et son âme à « Aziza». Il a enfilé son destin, ressenti son mal-être et tressailli aux moments de ses déprimes. Le timbre de sa voix a été de tristesse lorsqu'elle regrettait les sacrifices que fait une femme, une mère, une parente pour qu'à la fin du parcours, elle se trouve livrée à elle-même et à ses angoisses. Hommage donc à Aziza Boulabiar et à Moez Toumi. L'angoisse de l'inconnu Certes, les deux femmes disposent des corvées pour gaspiller le peu de temps qui leur reste à vivre. Toutefois, le bonheur s'est retiré depuis bien longtemps de leurs vies. Car seuls les moments de bonheur réussissent à nous distraire de l'angoisse existentielle et de la peur de la mort. Bras dessus, bras dessous, les deux Aziza fixent le crépuscule de leurs vies. Elles s'interrogent sur l'heure fatale, sur leur fin. «La vie nous tient d'un côté, la mort, de l'autre...», note Aziza Boulabiar, tiraillée. « C'est la mort qui est en position de force...c'est clair...Tu te fatigues pour rien», répond « Aziza» sur un ton à la fois résigné, amer et ironique. La culotte de si Tijani, elle, est redevenue blanche comme neuve...