Par Mohamed Larbi BOUGUERRA La neige et l'eau ravagent le pays et nos compatriotes souffrent. Des «ulémas» provenant des berges du Nil ou de celles du Bosphore — on ne sait — viennent nous inculquer «la vraie foi », nous islamiser en somme et promettre la géhenne aux brebis égarées et à ceux qui ne sont pas des moutons de Panurge ! Ce sont de telles gens qui donnent au grand écrivain Salim Bachi l'occasion d'écrire que la période qui a précédé les années de plomb en Algérie (on parle de 100.000 morts) est celle au cours de laquelle «l'islam n'était pas encore advenu» ! (Salim Bachi, «Moi, Khaled Kelkal», Grasset, Paris, 2012). Pour nous, ce sont là de grossières manœuvres de diversion dans un pays sur le sol duquel s'élèvent la Zitouna, la Grande Mosquée de Kairouan et celle d'Ubaid Allah El Mahdi où l'on a hélas ! permis à Wajdi Ghonim de délirer! Pour faire face à ces défis d'un autre âge et aux attaques qui ciblent les écoles et les facultés comme celle de la Manouba, entre autres, il n'y a que la recette du révolutionnaire français Georges Danton qui vaille: «Après le pain, l'éducation est le premier besoin du peuple» d'autant que, pour lui, «les enfants appartiennent à la République avant d'appartenir à leurs parents». Même si Diogène, le fameux philosophe cynique grec, «battait le père quand l'enfant jurait», soulignant ainsi le rôle de la famille dans l'éducation de ses enfants. Il n'en demeure pas moins que la Constitution française de 1793 déclare que «l'instruction est le besoin de tous. La société doit favoriser de tout son pouvoir les progrès de la raison publique (c'est moi qui souligne) et de mettre l'instruction à la portée des citoyens». Pour certains «imams» autoproclamés, en effet, le vrai danger est l'école car elle donne accès à un instrument redoutable: «la sphère des connaissances». De plus, la Tunisie du 14 janvier se veut démocratique or la démocratie ne saurait s'enraciner et prendre corps sans l'indispensable terreau de la culture. C'est pourquoi la nation a «le droit inaliénable et imprescriptible d'instruire ses membres» étant entendu, comme le disait le philosophe Emile Durkheim, que : «L'école ne saurait être la chose d'un parti, et le maître manque à tous ses devoirs quand il use de l'autorité dont il dispose pour entraîner ses élèves dans l'ornière de ses partis pris personnels si justifiés qu'ils puissent lui paraître». Espérons que, du côté du Bardo, on inscrira ces idées toujours neuves dans notre Constitution et qu'enfin notre gouvernement décide de traduire en justice tous ceux qui osent porter la main sur nos institutions d'enseignement et veulent y semer les graines vénéneuses de la pensée unique et du dogmatisme le plus rétrograde, voire peut-être leur disparition, notamment pour qu'elles cessent d'accueillir la gent féminine! Tolérer leurs propos intolérables et leurs comportements fanatiques pourrait à la longue s'apparenter à un encouragement à cet obscurantisme si étranger à notre pays et à sa foi millénaire. Pas d'éducation .... sans infrastructures Mais éducation et culture s'adressent à des humains... qui ont notamment besoin d'eau et d'électricité, ces éléments indispensables et qui font pourtant défaut dans les internats de Sejnane et de Fernana comme l'ont rapporté des témoins dignes de foi sur Rtci et à la télévision nationale en février. Ceci est aberrant dans un pays qui, depuis plus de cinquante ans, consacre à l'éducation le tiers de son budget, censé «transformer les milliards bêtes de la guerre en milliards intelligents», comme disait Victor Hugo. S'égosiller à crier «Allah Akhbar» comme on l'a fait sous la Coupole d'El Menzah le dimanche 12 février dernier ne réchauffera pas nos enfants, ces pensionnaires transis de froid, «le savon» (sic) Wajdi Ghonim ne les lavera pas plus et il ne pansera point les plaies des élèves brûlés lors de l'incendie, dans la nuit du 28 au 29 février 2012, de leur établissement au réseau électrique vétuste et défectueux à Bouhajla. Il y a là une leçon tant pour le gouvernement que pour tous nos responsables : éduquer ce que nous avons de plus cher, nos enfants, notre chère progéniture – comme éviter ou, à tout le moins, limiter les dégâts des inondations du reste —, les infrastructures sont indispensables ! Là est l'authentique « jihad », pas celui de Wajdi Ghonim ou celui de Mohamed El Arifi dont les adeptes semblent oublier le célèbre hadîth que des générations d'élèves tunisiens ont sagement calligraphié : «L'encre de l'apprenant (ou celle du savant) est plus précieuse que le sang du moujahid»! Le laisser–aller en matière d'infrastructure peut accoucher d'horribles catastrophes. De plus, quelle triste vitrine culturelle et politique de notre Nation que ces écoles délabrées, glaciales et sans le moindre confort ni le plus petit attrait pour nos enfants! Rien de plus triste que ces élèves prenant des chemins de traverse escarpés et boueux pour rejoindre l'école. Il faut pourtant, après cette Révolution, que l'école puisse rayonner (dans tous les sens du terme) dans le plus petit de nos villages ! Partout, les parents d'élèves, les enseignants et les représentants de l'Etat doivent gérer démocratiquement et ensemble l'école et la protéger de l'obscurantisme. Un an après la Révolution, l'enseignement ne doit pas méconnaître dans l'élève le futur citoyen. Il doit donner au pays et à la démocratie une école imbue des principes de justice et capable de répondre aux besoins de développement. Il doit donner une importance suffisante à l'explication objective et scientifique des faits économiques et sociaux, à la culture méthodique de l'esprit critique, à l'apprentissage actif de l'énergie, de la liberté, de la responsabilité car ajoutent Paul Langevin et Henri Wallon : «Cette formation civique de la jeunesse est l'un des devoirs fondamentaux d'un Etat démocratique et c'est à l'enseignement public qu'il appartient de remplir ce devoir». (Cf Le plan Langevin-Wallon. La nationalisation de l'enseignement, Editions de l'Ecole et la Nation, Paris, 1962). Ces principes n'ont pas pris une ride. Ils devraient inspirer nos constituants d'autant que l'enseignement légué par le régime déchu collectionne les défauts : nous n'en citerons pour le moment que quelques-uns comme l'intrusion de l'enseignement privé, une orientation en acier (que certains «malins» peuvent contourner, semble-t-il), la désastreuse habitude des cours particuliers et la religion du diplôme, «ennemi mortel de la culture» pour Paul Valéry, partisan d'une culture qui doit aider et convenir à la vie d'un esprit qui se développe. Souvenons-nous de ce que disait en 1935 ce fin penseur sur ce dernier point et qui sonne encore si juste en 2012 : «Le diplôme donne à la société un fantôme de garantie, et aux diplômés des fantômes de droits. Le diplômé passe officiellement pour savoir : il garde toute sa vie ce brevet d'une science momentanée et purement expédiente. D'autre part, ce diplômé au nom de la loi est porté à croire qu'on lui doit quelque chose. Jamais convention plus néfaste à tout le monde, à l'Etat et aux individus (et en particulier à la culture) n'a été instituée». (Paul Valéry, Le bilan de l'intelligence, Editions Allia, Paris, 2011, p. 46). Cet auteur – comme beaucoup de gens — ne s'inscrit pas dans la ligne des déclarations récentes de notre ministre de l'Enseignement supérieur, partisan des formations à finalité professionnelle; en somme, Son Excellence veut adapter l'enseignement aux exigences de l'entreprise. Nos responsables ont toujours mécaniquement dit de telles affirmations, pensant lutter contre le chômage et ouvrir des débouchés aux jeunes. Rappelons cependant à cet égard la maxime d'Ali Ibn Abi Talèb qui dit qu'il nous faut former et éduquer nos jeunes pour un monde à venir que nous ne connaissons pas et dans lequel nous ne vivrons pas. Il faut donc les former aux activités de demain. Pour ce faire, il ne faut alors pas les enfermer dans un ensemble de «recettes» et de formules qui les fournissent pieds et poings liés au patron ou au directeur d'usine... lequel, du jour au lendemain, peut délocaliser ou investir dans une autre activité professionnelle plus lucrative et faire appel à d'autres compétences. Non à un enseignement utilitaire et technocratique ! Il nous faut, en fait, viser un objectif interdisciplinaire ambitieux qui allierait démocratisation et adaptation aux savoirs et aux cultures. Lorsqu'en Tunisie, on a gonflé démesurément le programme des sciences mathématiques, on a rogné sur les horaires impartis à la philosophie, à l'histoire, aux langues; on attaquait ainsi la culture générale libératrice et on restreignait «le champ de vision» culturel de nos jeunes, celui de la compréhension du monde et des autres. On attentait en fait ainsi à la culture méthodique de l'esprit critique. Pour mettre les jeunes Tunisiens en phase avec le parti unique, pour leur faire accepter le chef omnipotent et omniscient ? En prélude à ces «réformes» attentatoires à la culture, du reste, on a même vu, à Sfax, au milieu des années 1960, un ministre, poids lourd du parti unique, tonner, en place publique, contre un excellent et respectable enseignant de philosophie proche du PCT... coupable de propager des idées marxistes... alors que le marxisme était dûment inscrit au programme officiel. N'empêche ! L'enseignant en question fut illico presto déplacé à Bizerte, par fait du prince. On punissait ainsi un fonctionnaire coupable de donner le goût de la vérité, l'objectivité du jugement, l'esprit de libre examen et le sens critique. Il n'en demeure pas moins que cet enseignement «scientiste» a conduit Mohamed Mzali à faire ce constat : «...il est prouvé statistiquement que les étudiants intégristes se sont multipliés au sein des facultés scientifiques... » (Un Premier ministre de Bourguiba témoigne, Jean Picollec, éditeur, Paris, 2004, p. 323). La culture générale en a profondément pâti. Je peux témoigner que de nombreux étudiants de la dernière année de la maîtrise èssciences physiques, dans les années 1980-1990, ne pouvaient pas situer sur une carte la ville de Gafsa ou les mines de phosphate. Tous les pays développés ont mis l'accent sur la culture générale. Lors d'un séjour au Japon en 1985, l'employé d'un grand hall de vente de montres situé au sous-sol de mon hôtel à Tokyo me demanda gentiment d'où je venais (en anglais évidemment). Il me brossa alors à grands traits l'histoire de notre pays : Phéniciens, Carthage, Rome, Islam, protectorat français... Devant mon étonnement, il répondit que c'est au lycée qu'il a acquis ces connaissances. Alors que je le quittai, il me rattrapa pour me poser une ultime question : «Monsieur, me demanda-t-il, pouvez-vous, SVP, me dire qu'elle est la proportion de Berbères dans la population de votre pays ?» J'ai tendance à croire que ce vendeur n'est pas un cas particulier dans ce pays d'où l'analphabétisme a disparu à la fin du XIXe siècle et où la proportion de bacheliers est fort importante. Puisse notre pays s'attacher à une éducation qui valorise le Tunisien par la culture et l'arme pour affronter non seulement les défis de l'eau et de la neige mais aussi un monde de plus en plus ouvert sur les autres et les diverses civilisations humaines.