Cela s'est passé lundi dernier, au Kram, devant le siège de la délégation. Une villa à étage des années 50 où stationne, en permanence, une petite unité de l'armée tunisienne: une jeep de style américain et de jeunes soldats armés de fusils baïonnette-au-canon. Au début de la révolution, il m'arrivait souvent de passer par là, en voiture et, à l'occasion, de me garer en face, devant la boulangerie, pour leur livrer, du pain, des brioches, du lait, de l'eau minérale. Mais, quelques mois après, j'ai dû changer d'itinéraire, à cause de la trop grande circulation qui règne sur cet itinéraire—l'avenue Habib-Bourguiba—, à quelques encablures du rond-point, pour aller vers Tunis. La scène que je vais vous décrire, un court métrage d'un réalisme effrayant, s'est donc passée lundi dernier, vers onze heures, alors qu'étant en retard pour un rendez-vous à Tunis, j'ai dû me garer, malgré moi (encore une fois) devant la boulangerie. En effet, beaucoup de conducteurs étaient dans leurs voitures, en enfilades ou, plutôt, en double rangée, rangées dans les deux sens de la circulation. Cela m'a intrigué et, tout à coup, en me retournant du côté de la délégation, je vois un attroupement de badauds suivre les séquences d'une scène des plus troublantes. En effet, les jeunes soldats étaient pris à partie par des salafistes barbus qui en voulaient, m'a-t-on dit, à un citoyen réfugié dans les locaux de la délégation. La violence avec laquelle ils s'étaient attaqués aux jeunes soldats avait failli tourner au drame. Ces derniers, d'ailleurs, avaient levé leurs fusils vers le ciel, prêts à dégainer le cas échéant. Ce qu'ils ne firent pas, bien évidemment, attendant les ordres de leur chef. Et durant ce laps de temps s'ensuivit une bousculade où les coups de pied et de poing pleuvaient sur le véhicule du citoyen, garé en cet endroit, les salafistes menaçant les soldats et voulant à tout prix entrer dans les locaux de la délégation. Ce qui m'a intrigué le plus, c'est le peu de réactions de la population qui n'a pas cherché à calmer la situation par respect pour ces jeunes soldats désemparés eux-mêmes. Une population flottante sans avis d'aucune sorte, présente mais anonyme, amnésique de sa propre révolution, indifférente à la scène qui aurait pu, comme je l'ai dit, tourner au drame n'eussent été le courage et la patience des soldats et de leur chef qui s'est alors transformé en agent de la circulation pour éviter le pire. C'est ainsi, d'ailleurs, que la plupart des conducteurs quittèrent les lieux, étonnés, éberlués, abasourdis de ce qu'ils venaient de vivre en quelques minutes ! Mais à aucun moment je n'ai remarqué un brin de réaction de la part des badauds qui assistaient à ce court métrage, comme dans une salle de cinéma. Comme s'il s'agissait d'une pure fiction, alors qu'on était dans un réalisme épouvantable, cruel. Et pour conclure : rappeler surtout qu'en l'espace d'une semaine, ces mêmes salafistes, qui cherchent maintenant à faire régner la terreur — car il s'agit bien d'actes terroristes —, la terreur partout et dans tout le territoire tunisien, s'attaquent à présent aux symboles de la nation tunisienne : le drapeau et puis l'armée… sous le regard passif et indifférent de nos gouvernants.