Le chanteur français Gilbert Bécaud a interprété il y a quelques années une chanson qui avait pour titre " L'indifférence " et où il décrivait l'attitude passive des passants dans la rue face aux agressions physiques ou verbales que peuvent subir d'honnêtes citoyens, en plein jour, de la part d'énergumènes qui n'ont pas froid aux yeux. Or force est de constater que cette indifférence gagne du terrain chez nous, surtout dans les grandes villes où personne n'intervient, par manque de courage ou par crainte de se retrouver mêlé à une bagarre. Explication d'un phénomène nouveau, aussi pénible que cruel. Mounir est un automobiliste chevronné qui fait tous les jours le trajet TunisLa Marsa au volant de sa voiture. Mais un jour une voiture lui est rentrée dedans, abîmant une grande partie de l'arrière de son véhicule. " Je suis descendu pour constater les dégâts, raconte t-il, mais l'autre conducteur m'a agressé sans raison, alors même que c'était lui le fautif, puisqu'il n'avait pas respecté la distance de sécurité. Il a commencé à m'insulter et à me donner des coups de poings dignes de Tyson. Et, pendant que j'essayais de me protéger, une foule de badauds s'est rassemblée autour de nous. Des dizaines de badauds qui regardaient sans intervenir. Le pire, c'est que quelques uns de ces badauds ont sorti leurs portables pour filmer la scène ! "
L'anonymat des villes Chadia, une mère de famille de quarante trois ans, faisait tranquillement du lèche-vitrine au centre ville, à onze heures du matin, lorsqu'une main a agrippé violemment son collier en or et le lui a arraché, la faisant tomber par terre. Elle se souvient de ce moment avec émotion : " je n'ai rien vu venir, juste une main qui m'agrippait et une douleur au cou lorsque la chaîne s'est cassée, me lacérant la peau. Mais le pire, c'est qu'aucun passant n'a levé le petit doigt pour m'aider ou pour poursuivre le voleur... " Une indifférence que l'on constate de plus en plus, tant pour les vols à l'arraché que pour les agressions verbales des dragueurs. Les jeunes filles et même les dames sont invitées à prendre des cafés, sollicitées pour des renseignements, avec d'abord des compliments. Des mots doux qui se transforment en harcèlement et en agression verbale si la fille ignore le dragueur, toujours dans l'indifférence générale. La pire des situations a été subie par une vieille dame qui raconte son histoire avec beaucoup d'amertume. Légèrement heurtée par un bus qui prenait un tournant du côté de la place Pasteur, elle est tombée par terre. Le chauffeur ne s'est même pas aperçu de cet accident et a continué sa route. Par contre un passant l'a vue tomber et il est venu lui porter secours. Du moins ce qu'elle a cru au début... Elle se souvient de sa mésaventure : " bien qu'étourdie par le choc, je n'avais pas perdu connaissance et j'avais encore assez de lucidité pour m'apercevoir que l'homme qui me portait secours était en train de retirer mes bracelets. Le temps que je retrouve mes esprits, l'âme charitable s'était enfuie avec mes bijoux... " C'est à se demander si l'indifférence n'est pas meilleure dans certains cas ! Autre aspect de l'indifférence, le comportement de certains jeunes vis-à-vis des jeunes filles. L'une d'elles assure que : " ces énergumènes deviennent agressifs quand on ne leur répond pas, au point de nous bousculer et de nous insulter. Et si on leur répond, même pour les remettre en place, ils se croient en terrain conquis et se comportent comme si nous étions déjà intimes. Ils nous demandent notre numéro de portable comme si c'était un droit acquis. "
Absence de repères et de codes Un psychologue tente une explication : " le sentiment d'impunité est exacerbé dans les grandes villes à cause de l'anonymat qu'elle offre. Il y a ensuite le fait que de nombreux dragueurs sont d'origine rurale, ils ne possèdent pas les codes de ceux qui côtoient des filles depuis leur jeune âge et qui savent comment les approcher sans se faire jeter " Ce type de comportements ne se rencontre que dans les grandes villes et c'est en effet l'une des conséquences de ce mélange incongru créé par l'exode rural. Il est encouragé par l'indifférence et même la peur que cette violence urbaine engendre chez la majorité des citoyens. Il faut dire à leur décharge que les journaux ne cessent de rapporter dans leurs pages des faits divers, les histoires tristes de certaines personnes qui ont payé leur intervention au prix de leur vie, des gens qui sont morts pour avoir voulu mettre fin à une altercation. Et tout le monde n'est pas Bruce Lee. Un lycéen raconte comment il a été tabassé pars trois jeunes de son lycée car il a tenté de défendre une jeune fille qui avait subi leurs assauts. " Depuis, confie-t-il, chaque jour, ils m'insultent et me suivent dans les lavabos pour me menacer et me frapper. Et je ne peux même pas me plaindre à l'administration car ce serait pire... " L'indifférence que l'on rencontre aujourd'hui est selon un sociologue " la conséquence directe de notre façon de vivre. Les citadins s'enferment dans leurs appartements, disent à peine bonjour aux voisins, ne s'intéressent qu'à un petit groupe de proches et d'amis. Tous les autres sont des étrangers à notre bulle, à notre univers. Un égoïsme qui finit par devenir la norme, par tuer tout sentiment d'entraide, d'intérêt pour l'autre "
Une société autiste Mais il n'y a pas que dans la rue que l'indifférence se manifeste et se généralise. Le voisinage semble devenu autiste face à certaines situations qui devraient pourtant attirer notre attention. Que d'enfants des voisins battus, entendus en train de hurler sans intervenir, sans poser des questions. Que de scènes de ménages avec coups et blessures sont ignorées par des êtres qui n'ont plus de compassion, d'humanité même... Tous écoutent les cris de détresse sans jamais intervenir. Dans les petites villes et les villages, l'indifférence n'existe pas. Les gens se connaissent bien, souvent depuis plusieurs générations. Les jeunes ont encore le respect des personnes âgées et les écoutent lorsqu'elles interviennent pour arrêter un conflit. On n'agresse jamais des personnes pour les draguer ou les voler, car il y aura toujours quelqu'un pour reconnaître le fauteur de troubles. Or toutes ces normes disparaissent lorsqu'on vit dans les grandes villes. Il est donc urgent de trouver des solutions à cette indifférence qui se généralise depuis que les gens ne se connaissent plus, depuis qu'ils s'ignorent. C'est le travail des sociologues, mais aussi des médias, qui doivent sensibiliser les citoyens à l'entraide, à la solidarité...