Par Amin BEN KHALED(*) Le ministre des Affaires étrangères l'a affirmé sur toutes les tribunes: notre gouvernement actuel est le plus fort que la Tunisie ait connu. L'analyse d'une telle affirmation diffère selon l'angle de vision. Entre le langage politique – essentiellement rhétorique –, la réalité politique et le lexique juridique, il y a des nuances, voire des différences énormes. Commençons par le juridique. En effet, la notion de «gouvernement fort» n'existe pas vraiment dans le lexique du droit, lexique dont la terminologie est précise. La force d'un gouvernement est appréhendée indirectement dans deux hypothèses différentes, voire antinomiques. Ainsi un gouvernement légitime est un gouvernement fort car il tire sa force du droit ou du consentement de la population. C'est grâce (ou à cause) de cette légitimité, qu'un gouvernement peut utiliser la force (légitime) pour faire régner l'ordre pour lequel il a été élu ou proposer un nouvel ordre autorisé par la loi ou proposé par le peuple. La force du gouvernement, en droit, pourrait être donc la conséquence d'un contrat social préétabli. Mais en droit, tout gouvernement fort n'est pas forcément légitime. Ainsi, une dictature ne peut fonctionner sans l'utilisation de la force matérielle ou symbolique afin d'imposer son diktat au peuple. Autant dire pour le droit, la force du gouvernement n'est pas toujours une bonne chose, si on part du principe que le droit ne pourrait être indissociable d'une certaine moralité. Mais que signifie, réellement, le fait de dire que le gouvernement tunisien est fort? S'il l'on entend par cette affirmation que ce gouvernement est légitime, personne ne peut vraiment dire le contraire. Ce gouvernement est issu d'une Constituante qui a été élue par le peuple tunisien un certain 23 octobre. Il s'agit, en outre, d'un gouvernement composé de ministres qui appartiennent, pour la plupart d'entre eux, à trois partis politiques qui représentent à eux seuls pratiquement les deux tiers de l'hémicycle. Si l'on entend par gouvernement fort un gouvernement qui a aujourd'hui, cinq mois après les élections, l'assentiment populaire, les instituts de sondage sont, aujourd'hui, dubitatifs. Il semble que pour le peuple tunisien, les réformes soient lentes à exécuter. Mais attendons de voir, dirait la sagesse... Pourquoi alors insister sur ce fait et le crier haut et fort ? C'est là qu'intervient le langage politique. En effet, en politique, le langage a toujours un destinataire. Pour dire simple : les mots ne sont pas gratuits. Quand un homme politique, et de surcroît un ministre des Affaires étrangères, insiste à chaque fois que l'occasion se présente, que le gouvernement dont il fait partie est le plus fort de toute l'histoire du pays, cela ne peut qu'intriguer. S'adresse-t-il à l'étranger, surtout que nos frontières sont plus fragilisées que jamais et que certaines puissances régionales et internationales (avouons-le !) ont du mal à saisir l'incohérence de certaines décisions prises par le pouvoir en place ? Ou met-il en garde certains acteurs de la scène nationale qui veulent – selon certains ministres – faire échouer le gouvernement actuel ? Dans les deux cas, une question s'impose : notre gouvernement est-il vraiment fort ? Bertrand Russel, l'un des plus éminents philosophes du langage, disait avec un sourire malin que lorsqu'on réitère toujours la même proposition affirmative, cela veut dire qu'il y a certainement quelque chose qui cloche... *(Avocat)