Par Kmar BENDANA* Le 8 mars de cette deuxième année de transition a suscité une actualité particulière. 14 mois après une révolution qui a donné au drapeau tunisien une visibilité internationale et redoré le blason de la femme non officielle, le pays pétrit ces deux symboles dans la confusion. Une lecture à chaud de la façon dont ils se conjuguent dans l'espace public donne la mesure des bouleversements qui traversent le champ politique comme la sphère sociale. Ce qui frappe avant tout, c'est la violence avec laquelle le monopole de l'Etat en cours de recomposition essaie de contrer le mouvement de revendications et d'espoir qui persiste dans l'air, qui anime encore les esprits et dirige des volontés. On a le sentiment d'une lutte inégale, avec des moyens apparents mais aussi des manœuvres cachées derrière des habitudes anciennes dont le pays peine à se débarrasser. Les manifestations autour du drapeau de la faculté de La Manouba ont nourri les célébrations de la fête internationale de la femme d'un happening plein d'enseignements. Une femme a créé en direct un événement qui va certainement marquer la symbolique de cette transition : le 7 mars, devant la grille de la faculté, une étudiante grimpe le mur pour monter à l'assaut de l'étendard noir érigé à la place du drapeau national. Sous les yeux et les cris d'une foule suspendue à la scène, elle affronte la violence physique de l'auteur de cette profanation provocatrice. Etudiante à la faculté, Khaoula Rchidi a agi par colère et pour mettre un terme à l'impuissance de l'attroupement. La jeune femme a fait vivre à ses camarades un acte de résistance spontané et ses déclarations ultérieures n'en tirent aucun orgueil, juste le sentiment d'avoir accompli un devoir. Elle raconte son bref échange avec l'arracheur du drapeau qui la met à terre puis la menace d'un bâton. L'image des deux silhouettes, qui circule, rappelle le combat de David contre Goliath, dont on connaît le dénouement : «Ils le mirent en fuite, avec la permission de Dieu... Dieu accorda à David la royauté et la sagesse ; il lui enseigna ce qu'il voulut». Que cette lutte spontanée et finalement victorieuse se passe aux portes de l'université est porteur de plus d'un espoir, pour les femmes, pour le drapeau et pour le savoir. Malgré la défaite infligée à Jalout, une limite symbolique est atteinte, le geste bouleverse l'opinion et les cris d'alarme pleuvent, jusqu'à secouer la somnolence de l'Assemblée nationale constituante qui se colore enfin de rouge et blanc. La Présidence de la République et le Premier ministère se fendent de communiqués dignes d'institutions de l'opposition et non d'instances d'un Etat enfin légitime et doté de pouvoirs. Deux rassemblements devant l'ANC et devant le ministère de l'Enseignement supérieur ont protesté contre un acte qui augmente l'inquiétude et la tension dans le pays car il représente un dérapage inadmissible. On apprend que le groupe devant la faculté se divise en multipliant les déclarations puisque toute lutte est devenue médiatique dans la Tunisie de l'après-14 janvier. L'image de cette victoire du drapeau rouge et blanc sur la bannière noire met en scène une division de plus, inutile et nocive. Les troupes de La Manouba rappellent celles d'un autre site créé avec les mêmes desseins faussement démocratiques : l'esplanade en face de la télévision nationale. Depuis quelques jours, un sit-in de drapeaux noirs et de tentes luxueuses se dresse devant le temple de l'information dite mauve qui se débat depuis des mois dans une transition difficile. Si le froid et la pluie semblent les avoir chassés, rien ne garantit qu'ils ne reviendront pas. Pourquoi laisser cette pression supplémentaire troubler une institution gangrenée à laquelle il faut un minimum d'autonomie pour secouer sa léthargie et guérir ses tares ? Comme à la faculté, le mouvement exige au nom du peuple et les forces de l'ordre fantomatiques ici et là postulent une jeunesse libre de s'exprimer. Instrumentalisant la rhétorique révolutionnaire mâtinée de principes droitdel'hommistes, les communiqués officiels enveniment une zizanie dangereuse avec des méthodes éculées. Le pays attend que ses gouvernants ne se conduisent pas en déclamateurs ou rédacteurs de communiqués et démentis. Les élections sont un mandat populaire pour agir dans le sens du bien commun. 217 députés sont sortis des urnes pour rédiger une Constitution et garantir la marche vers les prochaines élections. Personne n'a demandé à la jeune Khaoula Rchidi de défendre la dignité du drapeau ; elle a agi sous l'appel du devoir. Personne n'a poussé le député Brahim Gassas à demander des comptes, vu la gravité de ces incidents ; il a parlé en tant que représentant de sa région. Personne n'a incité les députés à brandir le drapeau de la Tunisie; c'est un message envers les électeurs. Devant le franchissement des limites, à chacun selon ses moyens ; ceux du gouvernement sont immenses, forces de sécurité comprises. A quoi celles-ci sont-elles employées ? Le monopole de la force qui appartient à l'Etat est au service de quelle cause ? Il est temps de mettre l'autorité au profit de la sécurité du citoyen, du respect du savoir et de la paix sociale pour que le pays avance. Elus, administrateurs et responsables sont censés travailler à l'intérêt de tous, pour instaurer la confiance en cette phase critique de notre passage vers un avenir qui nous fasse oublier les malheurs de la désinformation et de la manipulation qui ont couvert mafieuserie et prédation et bloqué tout chemin vers l'air libre de la démocratie. *(Universitaire)