Par Bechir MESTIRI* Que peuvent faire les éleveurs de bovins et ovins (120 000 environ), population rurale atomisée, peu organisée, sans aucune voix qui porte, contre la pression de consommateurs se plaignant de la chèrté de la vie, alliant à leur cause les autorités sensibles à la question du pouvoir d'achat, enjeu vital du point de vue électoral (12 000 000 hab). Toutefois, le problème reste très complexe. Explication : Du côté des éleveurs, l'environnement économique et climatique, à savoir la hausse de l'énergie, du fourrage, des aliments pour bétail, la rudesse exceptionnelle de l'hiver entraînant une surconsommation du cheptel en aliments énergétiques, impacte sévèrement le coût de production : ce qui les place dans l'impossibilité de réduire leurs prix de production sauf à accepter de vendre à perte. Du côté des bouchers, la mévente due à la baisse du pouvoir d'achat fait que leur chiffre d'affaires a diminué, ils sont donc obligés de monter leurs marges pour compenser et continuer à faire face à leurs charges fixes et de conserver un minimum de revenus. exemple.: si le boucher n'écoule que 50kg au lieu de 100kg de viande par jour, il doit répartir ses frais fixes sur les 50kg vendus ce qui fait grimper le prix unitaire du kg. Du côté des intermédiaires, l'absence d'organisation du secteur et la faiblesse de la trésorerie des éleveurs et des bouchers les placent dans une position d'arbitre en créant artificiellement la rareté du produit, en vue, quoi de plus humain, de réaliser des bénéfices substantiels, ce qui contribue à la hausse vertigineuse des prix. Reste les industriels, influents dans les hautes sphères, organisés et capables de mobiliser des ressources financières conséquentes. Leur intérêt est de faire redémarrer l'activité par tous les moyens, y compris en recourant à l'importation, s'ils arrivent à se fournir sur des marchés où les prix seraient plus compétitifs. Leur but avoué est d'offrir des prix plus abordables aux consommateurs, noble cause à première vue. Seulement, ils se sont heurtés à deux problèmes : La hausse des prix à l'échelle internationale, où les éleveurs subissent également l'augmentation des prix des matières premières comme leurs collègues tunisiens avec, en prime, la dévaluation du dinar... nous revoilà donc à la case départ. L'intérêt vital de tous les intervenants de la production locale, éleveurs petits et grands, fournisseurs d'aliments de bétail, de matériel d'élevage..., ainsi que tous les corps de métier vivant de cette activité, vétérinaires, zootechniciens... En clair, tout l'appareil de production national qui se trouve ainsi court-circuité, d'autant que le secteur a déjà dû subir l'importation de veaux maigres pour pallier le déficit de viande rouge. Cette mesure lui offre malgré tout une compensation, celle de pouvoir conserver son activité en la limitant à l'engraissement, ce qui représente une solution intermédiaire. (le veau maigre étant le veau avant engraissement, opération nécessitant une période allant de 6 à 9 mois). En conclusion, le recours à l'importation de viande réfrigérée, alors que le procédé convenu par tous les intervenants en cas d'insuffisance de production locale est l'importation de veaux maigres, est inacceptable, d'autant que cela serait perçu comme une concurrence déloyale, surtout que les ateliers d'engraissement sont déjà fournis, que des quantités importantes sont déjà prêtes à la consommation et que les estimations disponibles ne sont pas fiables. De plus, nos bouchers ne sont pas outillés ni disposés à jouer le jeu de la transparence pour informer le consommateur de l'origine de la viande proposée, locale ou importée, sachant la préférence du consommateur pour la production locale. Quant à l'homologation des prix, cette mesure brutale est contraire aux principes d'économie libre et ne peut être engagée sans mesures compensatoires pour l'éleveur. Sinon, elle générerait un sentiment d'injustice aux conséquences imprévisibles, surtout qu'en cas d'effondrement des prix, et c'est souvent le cas, le producteur est abandonné à son propre sort... La solution passe obligatoirement par la participation à l'élaboration de toute une stratégie par l'ensemble des professionnels intervenant dans la filière (bouchers, maquignons, abattoirs...) et surtout par l'éleveur qui reste loin des débats et des sphères de décisions et que tout le monde évoque pour le plaindre et pour lui témoigner sa sympathie (el fellah meskin): seulement, il faut plus que cela pour vivre... L'éleveur revendique aujourd'hui qu'on le considère enfin comme un professionnel responsable, qu'on cesse de le «socialiser»: il est capable d'assimiler le progrès technique, seul gage de la durabilité de l'activité. Ce saut qualitatif qui le fait passer d'éleveur social à éleveur professionnel, loin du traditionnel discours populiste, nécessite un regroupement des éleveurs en organismes de producteurs, pour se positionner en véritables interlocuteurs et un redimensionnement de l'éleveur de base afin que son activité génère suffisamment de bénéfices pour qu'il cherche à élever son niveau technique. Seule la maîtrise de la conduite de l'élevage permet la compression du coût de production et, par conséquent, du prix à la consommation. L'éleveur doit avoir une taille minimum lui permettant de s'assurer un revenu minimum, si toutefois on cherche à pérenniser cette activité et garantir un minimum de compétitivité à notre éleveur national. (*) Agriculteur et éleveur, membre du Synagri (Syndicat des agriculteurs de Tunisie)