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Héraclite, ou le jeu du monde
Figures et concepts
Publié dans La Presse de Tunisie le 23 - 03 - 2012

On l'appelle l'obscur, parce que tel il se faisait appeler selon les témoignages qui nous sont parvenus en ce qui le concerne. Mais l'adjectif lui colle d'autant plus à la peau que les fragments que nous avons gardés de lui nous mettent bel et bien devant une matière difficile à déchiffrer : «L'origine et l'achèvement sont réunis dans la circonférence du cercle» (frag. 103) ; «La foudre gouverne tout...» (frag. 64) ; «Le temps est un enfant qui joue au tric trac» (frag. 52)... Libre, à nous, du reste, de considérer que cet homme était un personnage fantasque, sujet à une forme de délire. Certes, on le disait de tempérament mélancolique mais les Grecs, ses contemporains, n'ont jamais douté de son autorité dans les choses de la pensée. Or on peut les créditer d'un certain flair dans ce domaine.
Héraclite, en réalité, n'est pas seulement un penseur à prendre au sérieux, c'est un penseur majeur dont le rôle a été déterminant dans la genèse de la philosophie et dont l'écho demeurera fort auprès de penseurs tardifs comme Hegel ou Nietzsche. A l'instar de Thalès, que nous avons eu l'occasion d'évoquer précédemment, c'est un Ionien. Rappelons ici que la formation en Grèce ancienne d'une pensée qui s'émancipe de la mythologie et affirme son autonomie en tant qu'instance de vérité est un phénomène qui aura lieu à la marge du monde grec, et non pas du tout en son centre : d'abord en Ionie, puis en Sicile ainsi que dans le sud de l'Italie, appelée à cette époque la «Grande Grèce» et, seulement après cela, à Athènes. L'Ionie correspond à la partie orientale de la Grèce. D'une superficie qui n'est guère plus importante que notre Cap Bon, elle représente une bande de terre ouverte sur la mer Egée mais du côté asiatique, dans l'actuelle Turquie, et plus précisément aux environs de la ville d'Izmir. Il faut également savoir que les événements dont nous parlons nous ramènent à une époque où cette partie de la Grèce était sous occupation perse. L'empire achéménide étendait à vrai dire sa domination sur tout l'orient de la Méditerranée, y compris sur l'Egypte des Pharaons, mais aussi sur la Mésopotamie et, bien sûr, la Phénicie... Carthage même, qui échappait à l'emprise coloniale, avait le souci de ménager ses relations avec cette puissance... Nous sommes donc à quelque 500 ans avant l'ère chrétienne : une période de l'histoire où il n'y a donc ni islam ni christianisme, où le monothéisme juif n'est qu'une vague intuition dans la tête de quelques-uns, qu'un prophète surgit de temps à autre pour défendre. La Grèce elle-même est un monde qui émerge à peine sur l'échiquier des puissances : que pèse-telle face à la Perse ? Quelle est sa gloire devant l'Egypte ou la Mésopotamie ? Quel est son génie comparée à la Phénicie, et à sa fille Carthage qui étend ses tentacules maritimes sur tout l'occident de la Méditerranée ? A ce moment, la Grèce n'est qu'une sorte de banlieue du monde... Mais c'est une banlieue qui ne se soumet pas, et qui découvre que l'épreuve de la domination ne fait que révéler son pouvoir de résistance : il y a un génie grec et il n'est pas soluble dans les grands empires !
Une sobriété fille de l'ébriété
Les premiers penseurs grecs, qu'on appelle présocratiques, sont interpellés par cet événement : quelque chose résiste ! Aujourd'hui, quiconque jette un coup d'œil sur une carte et se représente ce qu'était autrefois la Grèce se rend compte que c'était une multitude de cités en grande partie côtières, dont beaucoup étaient insulaires, et que cette disposition favorisait, à n'en pas douter, une culture à la fois de l'autonomie et de l'échange commercial : culture qui est synonyme d'éveil de l'esprit et de sagacité. Toutefois, qu'est-ce qui a fait que cette dissémination territoriale, ce morcellement et le jeu des rivalités politico-économiques n'a pas été pur et simple éparpillement : en quoi réside le ciment qui a maintenu ensemble ce peuple ? Si la cuvette égéenne a très certainement créé les conditions de cette étrange cohésion, elle n'en est pas le secret...
Dans l'esprit des Grecs de l'époque, une réponse s'imposait : ce qui fait le génie du peuple grec, c'est sa langue ! C'est sa capacité à dire le monde mieux que ne le font les autres langues qui, du reste, sont qualifiées par eux de langues barbares ! Ce qui fait le génie des Grecs, c'est que la langue a donné Homère et Hésiode, qu'elle a enfanté leur poésie ! Or les penseurs ioniens sont ces Grecs qui, rompant cette belle unanimité, vont prendre la parole et déclarer à la face des autres : «Non, la poésie n'explique pas à elle seule le génie grec: il y a autre chose ! » Mais quelle est cette autre chose? Quelle est-elle, étant entendu que pour ces penseurs tout se joue malgré tout dans la langue grecque ?
La cosmogonie d'Hésiode raconte qu'au tout début de la naissance du monde, le ciel, Ouranos, se cachait dans les entrailles de Gaïa, la Terre : c'est en sortant d'elle qu'il surgit dans toute la plénitude de sa hauteur. Il en est de même ici : de la poésie en quoi résonne la beauté de la langue grecque surgit quelque chose qui est d'elle mais qui n'est pas exactement elle... De l'ébriété de cette parole ailée se détache la sobriété d'une parole mesurée, dont le souci de la vérité a ses propres exigences. Une parole qui, justement, ne veut plus s'accommoder de ce que raconte la mythologie sur l'origine du monde... Et c'est parce que cette parole qui a part à la poésie sans être de la poésie loge dès le départ dans la langue grecque que ceux qui ont cette langue en partage ont le pressentiment de leur noble rang. Mais, désormais, le penseur est celui qui se fait l'écho de cette parole, de ce Logos comme dit Héraclite : il en est le porte-drapeau, en toute sérénité, malgré le choc des armes et la violence du combat... Oui, car la domination perse des cités ioniennes sera marquée par des insurrections et des répressions dévastatrices. En – 498, la ville de Milet est ravagée... Puis viendront les Guerres médiques, dont l'issue sera heureuse pour les Grecs mais qui aura son lot de souffrances, de part et d'autre.
Insaisissable comme le feu
Est-ce parce qu'il a vécu dans le feu de la guerre que, à l'écoute du Logos, Héraclite évoque le feu pour dire l'origine du monde ? «Ce monde, le même pour tous, aucun des dieux, aucun des hommes ne l'a fait, mais toujours il a été, est et sera, feu toujours vivant, allumé selon la mesure, éteint selon la mesure (frag. 30)... N'oublions pas que la parole du penseur, même si elle rappelle fièrement sa démarche et sa prestance propres, ne renie pas, ni sa filiation ni son cousinage par rapport à la parole poétique. Aussi, la critique d'Aristote disant que les physiologues qui nous parlent de feu, comme Héraclite, d'eau ou d'air comme font Thalès ou Anaximène, confondent la cause avec ce qui correspond à l'un seulement de ses sens possibles, à savoir la cause matérielle, cette critique ne saisit pas l'essentiel. Le feu d'Héraclite échappe au registre de la cause matérielle, et même de la cause tout court. Dans le mot résonne la violence de la foudre dont Zeus frappe tous ceux qui menacent l'ordre cosmique, autant que celle du cœur d'Eros qui anime toute fécondation et toute création dans l'univers. Le feu dit encore la danse des flammes qui échappent à toute détermination, le jeu en vertu de quoi la nature « aime à se cacher »... En vertu de quoi, donc, tout ce qui peut être dit de l'essence ou de l'origine de l'être est et n'est pas : en lui s'abolit le principe de non-contradiction ! Car le Logos ne se laisse pas enserrer par la pensée humaine : comme le feu, il est insaisissable et brûlant... Toutefois, même pour le feu, il conviendrait de dire qu'il est le monde et qu'il n'est pas le monde.
Danse avec la poésie
La réponse d'Héraclite au génie de la culture grecque, tel qu'il se révèle dans l'épreuve de l'adversité, c'est qu'il est bien vrai que la langue constitue le foyer de la résistance et, de ce point de vue, la poésie, à travers ses productions mythologiques, représente elle-même un contrefort... Mais ce qui fait précisément que la mythologie joue ce rôle, c'est que quelque chose est en elle qui n'est pas elle : ce que les penseurs avant Héraclite, à partir de Thalès, ont compris. Pour eux, il y a bien, au sein de la pensée poétique, un rapport d'altérité au regard d'une pensée qui recueille, et en laquelle sonne la vérité du monde.
Héraclite va dans leur sens en convoquant le mot « feu » pour évoquer cette vérité. Mais il fait plus que cela: par ce mot, il renvoie à un espace d'insaisissabilité qui fait que la pensée interrogée, si elle s'affirme comme l'autre de la pensée poétique, s'affirme aussi comme l'autre de l'autre, c'est-à-dire le même : la pensée fait ainsi retour vers la poésie, dans un mouvement par lequel elle ne renonce pourtant pas à son altérité...
La pensée est jeu, et c'est seulement ainsi qu'elle s'accorde au jeu du monde... Ainsi aussi qu'elle proclame le vrai génie grec !


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