La boussole de Sidi Enna de Hakaouati, le surnom de Salem Labbène, est un roman qui donne le vertige. Une sorte de rêve qui s'achève et d'un cauchemar qui commence. Le personnage principal, M'hamed Lamjed Briguicha, est un diplômé en langue arabe, de la Faculté des lettres et des sciences humaines de La Manouba. Il est chômeur depuis six ans et vit avec sa mère et sa sœur, dans une maison au fond d'une impasse à Monsatir. Le temps coule et la misère s'accroît. M'hamed fait un rêve qui chamboulera non seulement sa vie, mais aussi la trame du roman. Le réel s'échappe des images et l'illusion s'installe. Le personnage part à la recherche d'une ville imaginaire, là où il devrait confier une boussole à quelqu'un qu'il ne connaît pas. Il devrait ainsi accomplir la mission confiée, dans son rêve, par son oncle «Sidi Enna» (diminutif d'Ennaceur). Après une année d'absence, on le croyait mort, avant d'apprendre qu'il a été arrêté par la police, accusé d'avoir commis des meurtres, des viols, des vols, de participation à des opérations d'immigration clandestine, de trafic de blanches et à d'actions «islamistes»… M'hamed El Amjed perd la mémoire. L' histoire est éparpillée comme les pièces d'un puzzle que l'on amasse, une à une, à travers les chapitres. Comme un aimant, le rêve de ce personnage attire le lecteur au fond de cette mémoire perdue et de cet esprit confus, en quête d'un repère. On plonge dans le délire, la schizophrénie...dans le fantastique. L'auteur s'amuse à dissocier le corps, à parler avec les animaux et à créer des mondes parallèles, chavirant tantôt dans l'un, tantôt dans l'autre. Le rêve devient réalité. Et cette réalité devient absurde... Elle s'éloigne progressivement de l'intrigue et paraît comme un mirage inaccessible au cœur d'un désert. L'instruction dévoile des noms et lancent l'enquête sur d'autres pistes. L'ouvrage, «surréaliste», prend la forme d'un roman policier: à travers les interrogatoires, des noms se révèlent et des pistes se tracent... Majda est bombardé de questions auxquelles il ne trouve pas de réponses concrètes. De sa mémoire, encore lourde, les personnages surgissent entourés d'un épais brouillard, comme des fantômes dont les traits sont à peine définis. Ils sont, dans leur majorité, des anciens amis, connus à l'université. Victimes d'une société qui n'a pas su les aider, ils se sont vengés, chacun à sa manière et ils se sont tués pour renaître de leurs «cendres»... Majda n'a pas suivi leur chemin, parce qu'il croyait à sa mission. Il a une boussole à confier à son propriétaire... Mais cet instrument n'a pas su l'orienter. Le Nord rejoint le Sud, l'Est, l'Ouest. Le personnage se trouve partout et nulle part. Comment est-il arrivé au Kef, quand il était la veille à Redeyef ? Et puis comment s'est-il retrouvé à Kasserine, puis à Haouaria et, enfin, à Menzel Bouzelfa ? A chaque ville, un crime a été commis et des témoins ont confirmé sa présence sur les lieux suspects... Le chant de la mort Majda est aussi un chanteur de «Hadhra», doté d'une voix de cristal. A son image, l'auteur rime les phrases, en cherchant une cadence et des refrains... Il semble chanter avec son personnage, coller à sa peau jusqu'à sentir le moindre mouvement de son corps. Le rythme s'accélère dans des bribes de pensées, quand Majda s'essouffle. Il est au ralenti quand ce dernier se calme. Les mots se détachent des phrases, quand la fièvre monte à l'esprit. Les paroles coulent de source, quand la conscience reprend sa place...Qui croire ? Ce condamné intellectuel, qui, dans son récit, glisse quelques citations de Mahmoud Messadi, d'El Maârri... et qui semble flotter dans le silence des fonds de mer ? Ou les indices irréfutables des crimes commis, avec sang-froid, par une main d'un professionnel ? Pour se défendre, le personnage se tait et se laisse prendre par le courant irrésistible de la folie. Il s'abandonne dans les bras des sirènes qui lui chantent ses rêves, en l'entraînant doucement au fond d'un abîme. Le corps se raidit et se laisse dominer par la mort. Il devient le héros d'un film documentaire qui décrit son enterrement... La boussole a été perdue puis retrouvée. Mais Majda n'a plus le sens du devoir... Il est devenu néant, défiant même la mort. Ce roman est le reflet d'une insoutenable souffrance. Il paraît comme un miroir où une multitude de visages s'affichent, sans pour autant se reconnaître... La boussole de Sidi Enna traduit-il une certaine fatalité d'une société malade? Pleure-t-il tous les enfants maltraités et abandonnés par leur mère patrie. Certains se jettent dans la gueule du loup, d'autres se laissent entraîner aux rythmes des vagues... D'autres encore, comme Majda, se cachent, derrière l'apparence d'une maladie incurable comme la folie. Dense, fluide, imagé et riche, ce roman de Salem Labbène interpelle, retient et impose une lecture attentionnée, réfléchie et interactive avec ses personnages centraux. Il sera, d'ailleurs, au centre du débat, vendredi prochain, dans le cadre des rencontres littéraires organisées par le club Tahar-Haddad. Soit la veille de la proclamation des Comar d'Or dans lesquels il concourt.