Première femme co-lauréate du Prix Nobel de la paix, figure emblématique de la révolution du Yémen, militante irréductible et journaliste courageuse, nous avons nommé Tawakol Karman. Ce petit bout de femme était de tous les défilés, mais encore, elle a installé sa tente sur la place de la Liberté de Sanaâ pour y vivre avec son mari, et tenter d'échapper aux harcèlements des sbires de l'ancien régime. Son combat a fini par porter ses fruits. C'est désormais une célébrité mondiale, couronnée par l'un des prix les plus prestigieux du monde, et invitée partout. Une célébrité que les feux de la rampe n'ont pas grisée, loin de là, si l'on en juge par l'humilité qu'elle témoignait hier à Tunis, dans les couloirs du colloque de l'Unesco. Cette jeune militante a des valeurs et continue à les défendre haut et fort. Elle réclame pour son pays et le monde arabe l'instauration d'un Etat démocratique et civil et où tous les ressortissants sont citoyens et égaux. En prenant la parole lors de l'ouverture de la Journée mondiale de la liberté de la presse organisée du 3 au 5 mai à Tunis par l'Unesco, elle a entonné l'hymne national devant la stupeur de la salle qui a fini par la suivre et l'applaudir. Très sollicitée, elle a pris le temps de parler à notre journal. Son credo est universaliste, c'est la globalité du monde, un monde partageant des valeurs communes, puisque tous les peuples aspirent à la liberté, à la dignité et à la paix. C'est un monde qui se fonde sur une identité commune, celle de l'humanité, les aspirations des peuples étant les mêmes partout. De là et selon la militante, un travail en commun doit être fait. D'où notre question : Vous avez combattu un régime dictatorial mais vous êtes pour l'heure confrontée dans vote pays à des courants salafistes et/ou jihadistes, dont le projet s'oppose totalement au vôtre? – Les extrémistes sont les mêmes, qu'ils soient de gauche ou de droite, précise-t-elle. Nous sommes en phase de construction d'un nouvel Etat fondé sur le dialogue et le vivre-ensemble. Toutes ces variantes de l'extrémisme, il faudra savoir les impliquer et les faire participer dans le processus politique et démocratique. – De quelle manière instaurer le dialogue, s'ils refusent d'emblée votre présence en tant que femme dans les débats, et rejettent à la fois les fondamentaux de la démocratie et l'instauration d'un Etat civil ? – Oui, c'est une vérité, ils n'acceptent ni la présence de la femme, ni la démocratie, ni l'instauration d'un Etat moderne. Mais il est de notre devoir de les impliquer. La voie de la participation politique représente le seul moyen de les confronter avec la réalité et les exigences nouvelles de notre époque. Tous les courants, s'ils sont laissés pour compte, vont basculer inévitablement dans le terrorisme. Et elle enchaîne : «Je crois en la participation de tous, personne ne doit être exclu. C'est le seul moyen de vaincre le terrorisme par leur implication dans le processus politique». «Le ferment du terrorisme, ce sont les dictatures. Nous sommes appelés à accepter tout le monde, l'extrémiste laïque ou l'extrémisme islamiste. Les courants de gauche et les courants islamistes s'excluent et se refusent, nous avons le devoir de les réunir pour construire un pays, et pour que les voies soient ouvertes à tous. Nous ne devons pas reproduire les erreurs du passé. Les révolutions qui se sont insurgées contre le parti unique, le chef suprême et les oligarchies. A présent, nous sommes plusieurs et nous devons nous accepter dans notre diversité». Sur le volet de la liberté d'expression dans le monde arabe, Mme Karman, qui est une journaliste avisée et suit de près l'état des médias dans notre région, pense que les relents de ces révolutions sont perceptibles dans la presse qui a gagné en liberté. Les organes de presse écrite et audiovisuelle s'expriment avec force, et critiquent sans réserve, parlent de la corruption et des dérives politiques. Cela pour les pays concernés par le printemps arabe, mais cette liberté d'expression est bénéfiquement contagieuse, constate-telle, et des ouvertures sont en train de s'opérer, des petits pas sont accomplis chaque jour. Mais ce n'est pas ce que nous attendons, conclut-elle, nous voulons une démocratie complète qui se traduit par une totale liberté d'expression, à travers le droit de posséder des organes de presse et le droit d'obtenir l'information. Le Prix Nobel s'insurge contre ce schéma binaire et contre cette polarisation que l'on a vue à l'œuvre dans tous les pays du printemps arabe, avec deux projets de société qui s'affrontent. Elle propose au lieu et place un modèle réunificateur qui rassemble et implique l'ensemble des courants et tendances. Naïveté ? Idéalisme ou réalisme ? Est-ce possible en pratique, quand les deux projets de société en lice pensent devoir s'exclure mutuellement pour pouvoir exister ? Débat à suivre...