Par Ezzeddine BEN HAMIDA DEs l'essai sur la nature et les causes de la richesse des nations (1776), Adam Smith (1723-1790, philosophe et économiste classique, libéral, écossais) soutenait l'idée que certains biens collectifs sont des «devoirs du prince». Il propose d'«élever et d'entretenir ces ouvrages et ces établissements publics dont une grande société retire d'immenses avantages, mais qui sont néanmoins de nature à ne pas être entrepris ou entretenus par un ou par quelques particuliers» (P.65, disponible gratuitement sur Internet) à cause du manque de rentabilité ou de financement suffisants. Pour illustrer son approche A. Smith cite les routes, les canaux, les ponts, les ports, mais aussi «les institutions pour l'instruction du peuple de tout âge» (P.65). Il souhaite donc que les pouvoirs publics prennent en charge la construction des infrastructures et assurent aussi un service public en matière d'éducation des enfants, et d'instruction des adultes (théâtre, danse, musique,...). La radio et la télévision tunisiennes ne sont-elles pas, quand elles exercent professionnellement leurs missions, des véritables institutions publiques pour l'instruction du peuple de tout âge ? Adam Smith disait même : «Un peuple instruit et intelligent est toujours plus décent dans sa conduite et mieux disposé à l'ordre qu'un peuple ignorant et stupide» (P.194). N'est-il donc pas nécessaire d'avoir un vrai service médiatique public efficace et performant pour assurer l'information, l'instruction et l'éducation de nos concitoyens ? Les chaînes de télévision et les radios privées sont guidées par une logique, une rationalité, économique qui pourrait s'avérer incompatible avec l'audience de certaines émissions culturelles et/ou d'informations. C'est là que réside la mission du service public pur : le marché concurrentiel paraît donc déficient et cela malgré l'utilité publique élevée de ces services, ces émissions et ces programmations. Concrètement, un débat télévisé sur la sécurité routière séduira, sans doute, beaucoup moins qu'une programmation musicale. Pire encore, un vieux film égyptien ou une très vieille pièce de théâtre tunisienne plantera, à coup sûr, une émission sur l'éducation des enfants et la stimulation de leur autonomie – émission qui sera sans doute considérée comme étant «élitiste» et destinée à un public très instruit —. Pour éviter que les niveaux culturels, éducatifs et instructifs de la population ne se dégradent, inlassablement, il faudrait garder nécessairement un service public médiatique performant pour pallier ces insuffisances (défaillances) tout en imposant un cahier des charges assez draconien aux chaînes privées pour ne pas tomber dans la course frénétique à l'audimat et le misérabilisme de certaines programmations de quelques chaînes occidentales. Autre risque et pas le moindre: Les médias privés, même dans un cadre démocratique, peuvent devenir un moyen de propagande au service de certaines structures institutionnelles qui les environnent, en particulier les puissantes entreprises locales et firmes transnationales (FTN). Ces dernières contrôlent l'espace médiatique : Elles sont en effet une source de financement capital pour les télévisions et les radios. En Occident, plus de 70% des ressources financières des chaînes des télévisions proviennent des recettes publicitaires. L'intervention de ces entreprises locales et de ces FTN dans la ligne éditoriale et programmation est généralement très subtile, pour reprendre les termes de Noam Chomsky et Edward Herman : «Elle passe par la sélection de tout un personnel bien-pensant et par l'intériorisation, chez les journalistes et les rédacteurs, de certaines définitions de ce qu'il convient d'imprimer en priorité, conformément à la ligne politique de l'institution» (in La fabrique de l'opinion publique, éd. Le Serpent à Plumes, 2003, P.XI). Les auteurs, en étudiant la politique économique des médias américains ont montré que ce sont les mêmes sources de pouvoir qui possèdent les médias et le financement par la publicité. En filigrane, le choix des nouvelles est dicté par ces firmes. De facto, elles jouent un rôle primordial dans l'élaboration de l'idéologie dominante et elles façonnent les orientations stratégiques futures. Il convient donc d'examiner cette question de privatisation de la RTT avec beaucoup de rigueur et de parcimonie : A mon sens, il conviendrait de : 1/ Garder, comme je l'ai déjà souligné plus haut, un fort et puissant service public médiatique pour pallier les défaillances des chaînes privées en termes de programmation culturelle, éducative et instructive; 2/ Consigner un cahier des charges drastique aux médias privés pour préserver dans une démarche moderne, ouverte et tolérante notre culture arabo-musulmane ; 3/ Développer un tissu associatif, une société civile, capable de contrebalancer une éventuelle hégémonie de certains médias et de préserver ainsi notre démocratie d'hypothétiques propagandes. *(Professeur de sciences économiques et sociales)