Par Moncef DLIMI Pour parler de culture et révolution, il n'y a pas d'opposition d'un terme contre l'autre. En politique, comme en recherche philosophique, la pensée mécanique n'existe pas. Les pôles d'un même aimant se complètent comme culture et révolution. C'est pourquoi, on ne peut en aucune façon ni d'aucune manière affirmer que tout a été dit à propos de la révolution tunisienne. Quant à la dimension culture en tant que rapport dynamique avec la révolution, elle est pré-révolutionnaire, révolutionnaire et post-révolutionnaire, même si les 23 années du règne de Ben Ali ont été marquées par un désert culturel. Partout dans l'espace arabe où s'est répandue à partir de la Tunisie la révolution qui a détruit les bases du régime répressif arriéré, la force qui s'est rassemblée à partir d'individualités éparses, a obéi a une logique interne d'héritage culturel religieux et historique enfoui dans la conscience des citoyens depuis la nuit des temps et forgé en même temps que des valeurs qui ont fait le prix de la dignité et de l'honneur. Interrogez la mémoire sociale, vous y trouverez une richesse culturelle même chez les peuples prétendument sous-développés ou arriérés qui sont capables de se révolter et de survivre en s'organisant contre les forces dominatrices. Le peuple tunisien, comme on peut le comprendre, a constaté les dégâts incommensurables causés par l'ancien régime, dont les fondements ont été embrasés par l'étincelle de Sidi Bouzid. La révolution a ouvert la voie à la récupération de la dignité et annoncé une aube nouvelle pour l'exercice des droits de l'homme et des libertés fondamentales. Un long travail reste à faire parce que ces acquis demeurent évidemment menacés et c'est à la société civile de les défendre et de les préserver. Au lendemain de cette révolution, on a découvert un pays exsangue avec des problèmes sociaux, culturels éducationnels et économiques qu'on avait peine à imaginer. Un an après, l'incertitude demeure. Ce qui est certain, et malgré tous les actes destructeurs, l'Etat est resté debout. Tout simplement parce que c'est un pays séculaire, doté d'assises cultuelles et civilisationelles qui forment le socle de sa tunisianité. Cela nous conduit à parler tout naturellement de culture, de nos racines qui nous interpellent dans ce domaine. Nous sommes en face d'une révolution atypique. Ce n'est pas la révolution française de 1789, ni celle soviétique d'Octobre 1917 avec des substratums culturels, idéologiques et philosophiques qui en ont été à l'origine. En Tunisie, il faut se garder d'une vision réductrice de cette relation entre culture et révolution. Même le mouvement nationaliste tunisien dans sa lutte contre le colonialisme s'est basé sur la culture arabo-musulmane en tenant compte des racines solides avec la civilisation du peuple, enrichie par une histoire vieille de trois mille ans. C'est dire que le poids de cet héritage immense, quels que soient les facteurs de ceux qui tendent à l'occulter est présent dans la conscience profonde du Tunisien. Aucun mouvement politique au pouvoir ou dans l'opposition aujourd'hui ne pourra effacer cet héritage Toute négation de cet héritage provoquerait un déséquilibre politique majeur. C'est donc un combat d'arrière –garde pour certains d'appeler par exemple au rétablissement d'une ancienne coutume musulmane totalement dépassée, à savoir autoriser la pratique du concubinage. Ce n'est qu'un exemple parmi tant d'autres excès. Le retrait du drapeau national a été le crime à ne pas commettre. La réaction spontanée de cette jeune fille étudiante pour empêcher le barbu salafiste de toucher au symbole de la patrie est pleine de significations. Rappel de certains faits historiques : L'hermaion d'El Guettar près de Gafsa date de près de 40.000 ans Carthage avait la première Constitution dans le monde. L'art de la mosaïque est né en Tunisie Ibn Khaldoun est le père de la sociologie moderne. Plus près de nous en 1846, la Tunisie abolissait l'ésclavage, et ce, bien avant les Etats-Unis. Elle fut aussi le premier pays à se doter d'une Constitution ; 5 mois après l'indépendance acquise en 1956, Bourguiba promulguait le Code du statut personnel. Le mouvement nationaliste tunisien, depuis la fin du 19e siècle, est le legs des réformateurs ayant à leur tête Kheireddine Pacha. Il doit sa force et son originalité au fait essentiellement culturel, d'ouverture sur l'humanisme et le progrès, et cela après une réflexion mûre sur les origines de la décadence du monde arabo-musulman. Cette décadence a conduit à la servitude des peuples arabes et maghrébins. Ce dormissement sous l'occupant a été marqué par l'absence totale d'une pensée régénératrice du cœur et de l'esprit arabe. Il est aisé ainsi de comprendre les choix pour le renforcement de la personnalité tunisienne une fois l'indépendance acquise. De la même façon, on peut aisément comprendre l'aspiration des Tunisiens au renforcement de leur personnalité, à la liberté et la dignité grâce à la révolution. L'action politique tunisienne a été également marquée par les œuvres de nombreux responsables tunisiens tels qu'Abdelaziz Thâalbi, Taher Haddad, Aboulkacem Chabbi et Taher Ben Achour. Le mouvement qui a débouché sur l'indépendance vaut restauration de l'identité nationale, dans ses attributs fondamentaux culturels : c'est-à-dire islamité modérée, arabité, spécificité historique et projet d'avenir. Ce mouvement a culminé avec la vision d'Habib Bourguiba, vision qui a contribué largement à consolider l'édifice de la culture nationale de la Tunisie, pays ouvert sur le monde avec un peuple majoritairement modéré dans sa vie, dans la pratique de sa religion et qui a été capable de tirer le meilleur profit des autres. Avec l'accélération de l'histoire, le monde a changé et l'appartenance identitaire fait aujourd'hui problème. Aussi, est-elle vécue au niveau intime des consciences individuelles. Au Maghreb c'est un problème ancien et récurrent. Le débat depuis Kheireddine Pacha n'a jamais été clos. Aujourd'hui le fait religieux caractérisé par une scène où se meuvent salafistes et intégristes représente un phénomène qui ne saurait être ignoré, puisque toute dérive des forces religieuses extrémistes tendant à atteindre les acquis du peuple nécessite un sursaut. La révolution doit se doter de moyens juridiques, politiques et institutionnels pour qu'elle puisse se protéger. Les partis politiques et la société civile devraient s'employer à renforcer la culture des droits de l'homme, des acquis révolutionnaires de taille qui ne sont pas à l'abri des extrémistes. Pendant des siècles, les sociétés arabo-musulmanes ont connu une évolution historique et politique, ou plutôt une philosophie de l'Etat moderne. L'adhésion religieuse, souvent omniprésente et omnipotente, a été incapable, voire hostile à la séparation du pouvoir temporel et du pouvoir spirituel. Le monde arabo-musulman n'a pas connu cette lutte sans merci dont l'Occident a été la scène entre le pouvoir temporel et le pouvoir spirituel. C'est pourquoi le débat aujourd'hui reste ouvert chez nous comme dans la plupart des pays musulmans. C'est qu'en fait, au-delà des révolutions et grâce à elles, il y a une culture des droits qui reste à forger. Débat du présent et de l'avenir pourrait –on dire. C'est un débat qui ne finit pas. D'ailleurs, on peut noter à ce sujet que malgré le travail intense des savants arabes de tirer de la civilisation grecque les bases d'un savoir immenses tout indique que l'intérêt n'a pas été axé sur la démocratie. Certes il faut tenir compte du référent religieux mais sans dépasser la ligne rouge : non à la dictature du religieux, oui au respect des droits de l'Homme et à la citoyenneté égalitaire.