Les décisions tunisiennes octroyant les cinq libertés aux ressortissants des autres pays du Maghreb suscitent une grande émotion, de nombreux commentaires et une certaine mobilisation sont relayés. Un rassemblement de protestation se tiendra le 8 juillet prochain devant l'ANC C'est le président Marzouki qui avait annoncé au mois de janvier dernier sa volonté d'octroyer aux autres ressortissants maghrébins les cinq libertés: l'emploi, la circulation, l'investissement, l'acquisition de biens immobiliers et le vote aux élections municipales. Cette annonce était passée quelque peu inaperçue, notamment au niveau des médias et du grand public. La semaine dernière, les Tunisiens apprennent médusés que cette décision entrera en vigueur le 1er juillet prochain. Ce qui les étonne et en choque plusieurs, c'est le caractère unilatéral de la décision, sans réciprocité, de même que la manière confuse, floue et imprécise dont l'information a été communiquée. Pour la petite histoire, des conventions d'établissement avaient été signées avec le Maroc et l'Algérie, en 1963 et 1964. Elles accordaient aux ressortissants des pays signataires, en respectant la règle de réciprocité, les droits de travailler, de résider, d'acquérir des terrains «non agricoles», et d'exercer des fonctions «libérales». C'est le Maroc qui a appliqué manifestement d'une manière fidèle cette convention. Par contre, la Tunisie et l'Algérie ont fait preuve de lenteur, de tergiversations, voire de mauvaise foi. Sous les régimes Ben Ali et Bourguiba, Marocains et Algériens désireux donc de s'installer sur le sol national et d'y travailler se voyaient accorder des récépissés indéfiniment, et non des cartes de séjour sauf dans certains cas très rares. Ce gouvernement de la Troïka, sous l'impulsion directe du président de la République, semble-t-il, n'a fait que réactiver de vieux accords existants. Ce qui est normal et indiscutable. Par contre, le problème réside dans deux points : l'entrée des ressortissants sans passeport et sur simple présentation d'une carte d'identité. On ne sait toujours pas si cette décision est limitée dans le temps ou pas, et si elle concerne uniquement les Algériens ou les quatre nationalités. Et le droit de vote aux municipales. Le droit de vote requiert, c'est une évidence, l'aval de l'Assemblée constituante. Informer les Tunisiens ? Pour quoi faire ? Première remarque de forme, ces annonces, aussi importantes fussent-elles, n'ont pas fait l'objet d'une communication institutionnelle des membres du gouvernement concernés et par conséquent relayée par les canaux classiques des médias. Les citoyens avaient pris connaissance de ce que les autorités avaient décidé pour eux sur les réseaux sociaux avec les effets d'annonce que l'on sait. M. Abdallah Triki, secrétaire d'Etat aux Affaires maghrébines, arabes et africaines, s'interroge à ce propos sur La Presse (édition du 28 juin) sur la nécessité de consulter les Tunisiens : «Avons-nous besoin de consulter le peuple en vue de l'application des conventions signées par les gouvernements précédents, je pense que le gouvernement est appelé à respecter les engagements conclus et à préserver la réputation de la Tunisie sur le plan international» ! M. Filali : «L'aspect impulsif et émotionnel a primé sur l'aspect rationnel» Homme politique et personne très respectée, M. Mustapha Filali, interrogé par La Presse sur cette question, trouve que la décision est prématurée, et n'a de valeur que dans la réciprocité. D'autre part, jugeant la situation sécuritaire du pays instable « il est fort probable, prévient ce syndicaliste de la première heure, que dans la population qui va venir s'installer et passer des vacances ou travailler il y ait des infiltrations de personnes indésirables qui constituent un danger pour la sécurité intérieure du pays. Cette décision, enchaîne M. Filali, aurait dû être prise de concert après la réunion d'octobre entre les chefs d'Etat sur la base de la réciprocité et celui du consentement mutuel dans l'intérêt des peuples, parce que la levée d'interdiction, étaye-t-il, n'est pas une fin en soi, elle se propose comme une finalité économique, politique, sociale. Il faut qu'elle soit l'objet d'un consensus et ne pouvant être obtenue qu'après consultation réciproque et un dialogue avec les Tunisiens». Le vieux rêve du Grand Maghreb L'heure est aux regroupements, des pays l'ont compris plus d'un demi-siècle avant nous. Partageant des dénominateurs géographiques, culturels, historiques et parfois civilisationnels communs, ils ont entrepris de se regrouper en communauté, marché commun, et monnaie unique avec ouverture des frontières et harmonie de décisions internationales et y ont réussi dans une large mesure. Le Maghreb se trouve donc sur une voie balisée par l'Union européenne pour commencer. Le vieux rêve, donc, qui remonte pour certains à la petite enfance, si noble soit-il, «a besoin pour se concrétiser de convergence des intérêts politiques, économiques et stratégiques entre l'ensemble des pays concernés», ajoute encore M. Filali. Par conséquent, le relais des négociations pouvant s'étaler sur des années est indispensable pour le faire aboutir de manière opérante. Ce que l'on peut constater, ce «raccourci» unilatéral des décisions prises par les bâtisseurs nationaux du Maghreb a relégué les citoyens tunisiens en position de quémandeurs après avoir laissé «passer l'opportunité de négociations équitables», selon M. Filali. Une large frange de la population tunisienne a concrètement exprimé son rejet total devant ce fait accompli, et M. Filali de s'interroger : «Est-ce que les médias ont été informés, est-ce que l'information a été relayée, les Tunisiens ont-ils été consultés» ? Ainsi, des personnes se posent ce genre de questions, au moment où les plus fragiles se voient rivalisés dans un marché du travail local déjà dangereusement exigu. Autre problème de taille, le passeport qui constitue un filtre administratif dans le pays d'origine, n'est plus requis pour les Marocains, Algériens, Libyens et Mauritaniens. De fait, et dans l'instabilité actuelle de la région, des personnes à haut risque dans leur propre pays peuvent donc se présenter chez nous sur simple présentation de la carte d'identité et s'y installer. Le droit au vote pourrait leur être accordé. En plus du caractère émotionnel des décisions, relevés par certains dont notre interlocuteur M. Filali. Le Maghreb, avec un grand M, n'aura de sens que dans la mutualité. La Tunisie, désormais convertie en «Don Quichotte» du Grand Maghreb, malgré toute la bonne volonté et les idéaux défendus par son peuple et ses gouvernants réunis, ne pourra bâtir seule ce gigantesque édifice.