A la galerie de La Médina, Dar Bouderbala, Sondes Blah expose ses dernières peintures. «Tout est vanité, rien que vanité : même le réel n'est qu'interprétation», tel est le thème de ses œuvres. Le regardeur est surpris par l'originalité des toiles et l'audace picturale. Les portraits et les postures des femmes ont subi des attentats soit sur le visage, soit sur le corps. Ces attentats sont orchestrés. Il y a chez Sondes une multiplicité des moyens sollicités, une profusion des plans et des points de vue, des tensions contradictoires, des retournements de situation abrupts, une énergie de déplacement qu'on dirait inépuisable. L'artiste- peintre fait preuve notamment d'un malin plaisir à se faire tenir ensemble des choix que la doxa contemporaine décrète exclusifs les uns des autres comme figuration et abstraction, fonds monochromes ou grands aplats longuement travaillés pour eux-mêmes, ou à l'engluement dans la transparence de la texture mixte. Elle ne peint pas contre la peinture. Elle cherche et invente ; elle bouscule les codes et nos habitudes — c'est la fonction naturelle de l'artiste — ; elle sollicite plus d'une fois la peinture : vanité du portrait, vanité de la posture, vanité du corps. Tout cet effort n'est pas pour l'humour d'un titre d'une toile, ni d'une citation en marge de l'œuvre plaquée sur les cimaises à droite du spectateur. Il n'y a aucun mystère, aucun bluff. Il s'agit d'un savoir-faire ou plutôt d'un bonheur à peindre, à manipuler les couleurs et les formes. Elle en assume pleinement l'exécution, lui accorde sans réserve sa valeur de représentation et suggestion sensible tout en en formulant la tradition du portrait à sa façon propre. Son talent à maîtriser les techniques mixtes n'est pas plus anodin: le sentiment juste des déformations des proportions, la mise en scène des personnages, la captation vertigineuse de la lumière et des valeurs impliquent une intelligence humble et scrupuleuse de la tradition picturale qui donne une légitimité et une validité aux attentats à la figure. Mais Sondes Blah n'évacue jamais les exigences du cœur et de la sensibilité. Il y a du cœur dans son travail, cette émotion de la vie même qui confère aux matières colorées, aux figures une «anima» mystérieuse. Elle nous fait comprendre qu'il n'y a pas d'art qui vaille qui ne soit secrètement relié à l'émotion d'un vécu, l'expérience sensuelle et spirituelle d'exister égaré et étonné parmi les êtres et les choses. Il y a de la vie dans les tableaux de Sondes parce qu'ils se ressentent des états d'âme et des états du corps. Cela peut sembler paradoxal, parce que les corps et les figures sont bizutés et rudoyés. Ses personnages sont tourmentés de vie, on le voit bien ; ils portent la marque d'une histoire lointaine. Ils portent une mémoire, une nostalgie intime. Ces corps, ces portraits sont ensemble une mémoire singulière. L'œuvre picturale de Sondes Blah est la manifestation d'une forte conviction. Celle qui dit que nous n'avons jamais définitivement raison avec la réalité, qu'elle a toujours raison de notre puérile prétention à la voir et à y croire. Ce que dit certainement le thème de ses œuvres et le titre de chaque toile (ultime coquetterie – femmes chattes – la clocharde – La snobinarde – Toute refaite…). Les femmes de Sondes sont l'expression insolente, troublante d'une seule et forte conviction : il n'y a jamais assez de réalité. Il y a chez cette artiste-peintre une énergie volubile, une présence ouverte, active, qui donne, qui déploie le possible dans la relation à l'autre. C'est affaire d'énergie et de santé. Il y a un lyrisme foncier, inné; un enthousiasme naturel, l'effet d'une passion sourde qui tient au corps et à l'âme, comme une impatience d'être à plein dans le réel, de le saisir et l'agir. Que dire encore? Nous avons deux yeux pour voir et une intelligence qui interprète et classe le vu. Mais je crois que la peinture suscite et sollicite en nous un troisième œil, situé dans cette zone frontière où corps et conscience adhérent l'un à l'autre : cet œil là sur-voit ou si l'on veut voit-rouge afin de saisir sa profondeur et son entour invisibles à l'œil nu, son amont et son aval, son passé et son devenir. Or, nous ignorons cet œil-là, il reste clos. L'œuvre de Sondes Blah est conçue pour ce troisième œil. Elle provoque son éveil. Elle exerce sa clairvoyance. Sa peinture exige une perception visuelle puis mentale, mais une étrange sorte de perception visuelle-mentale qui n'est ni l'émotion sensuelle ni l'analyse conceptuelle. Elle implique une saisie en intensité de la profondeur du monde et du songe qu'on fait, une présence intuitive de la présence-absence des choses. Qui ne sentirait ici la présence sensible et affectueuse d'un univers onirique d'odeurs closes, d'éléments primordiaux d'une scène affective primitive où la couleur est un sacre? Cela est sensible à tous parce que cela parle à chacun d'une intimité native avec l'ordre concret du monde. L'œuvre de Sondes Blah porte un monde, le visible y est le seuil d'un invisible profond et complexe, l'aveu d'une absence, celle chargée d'une vieille histoire d'enfance aux prises avec l'énigme naturelle de la vie. Que peindre, disait mon professeur Jean François Lyotard ? Ce qui advient sur la toile : l'invisibilité du monde, n'est-ce pas ? Que peint Sondes Blah ? Une tête, un corps, un personnage, une posture. Non. Elle restitue «la texture imaginaire du réel» dont parle Merleau-Ponty. C'est cela décidément qui me retient et qui m'émeut : sa capacité à rendre intensément présente sa conscience émue de la réalité dans une compréhension pleine, mentale et affective.