Mon premier contact avec l'œuvre de Abdellatif Hachicha remonte à 1980, il y a trente ans, au hall du Théâtre municipal, quand il n'y avait pas de galeries à Sfax. Cette fréquentation, dès lors, se développe parallèlement avec l'évolution de cette démarche picturale en passant par l'exposition "Moisson" en 1987, et autres… pour toucher des limites plus subtiles avec les participations de l'artiste aux manifestions phares "Vision… Horizons" (1999-2008). En fait, cette rétrospective à la galerie de l'Isams représente, bel et bien, une des facettes de maturité de cette expérience esthétique et manifeste, en l'occurrence, l'histoire gaie d'une palette savoureuse et d'une démarche en cours. Démarche savante et heureuse, mais qui sollicite le regard réflexif. Nous avons affaire à une peinture chargée de mémoire et d'émotions qui transmet les traces chatoyantes d'une réalité vue, vécue et réduite. Par la vigueur, la rigueur, la souplesse et la prestesse des traits, devenus touches, le peintre cherche à pénétrer dans les détails les plus profonds des choses, et par-delà, les tensions atmosphériques, les rayonnements énergétiques qui régissent le monde mouvant. Les premières apparitions graphiques sur la toile de Hachicha sont des tracés, retracés, touches, retouches superposées, gestes rythmiques purs… et les purs gribouillis sont le produit de ce type d'"incantation" habilement formulée ! Dans une autre phase, la composition, qui était latente, réclame ses droits, sa configuration constructive et ses lignes directrices. A travers cette genèse de l'image gestuelle et la manière dont l'œuvre se cristallise et prend corps, le peintre arrache au chaos un ordre créatif. A l'égard d'une peinture gestuelle, mais sage et prudente, ainsi manifestée, l'embryologie picturale nous incite à réinterroger l'œuvre du peintre au début des années 90 (expo. De la Forme à la Picturalité) pour voir les éléments figuratifs disparaître de cette démarche, et les toiles se transformer en une palette de couleurs richement orchestrées. Hachicha est devenu obsédé par la conquête de l'espace chronique total en mouvement, submergé par la vibration de la lumière. Ainsi, l'acte de peindre réduit les formes en une essence imageante. Bien entendu, la charge émotionnelle du coloris ne conduit pas l'artiste à prêter le flanc à un pictural épidermique égaré dans le superficiel, émané d'une affectivité errante… Car la peinture chez Hachicha est une activité cérébrale, même si elle se veut être bien ancrée dans un imaginaire affranchi puisant aux sources de ses bas-fonds les plus fantasmatiques. A. Hachicha travaille suivant les préceptes des modernistes du XXe : tempérer l'émotion par la règle. Mais, à nous de vivre la peinture comme une action sur la toile, un processus créatif en cours, et non pas comme une image "achevée". Car, en fait, c'est l'émotion et le dynamisme de cette picturalité mentale et sensuelle qui se conjuguent par les tensions graphiques transformées en écriture gestuelle et par la lourdeur des formes devenues composition. Un éclat vivant et expressif du coloris, d'un côté, un mentalisme structurant fort présent dans l'esprit, de l'autre… Cela n'est pas un tiraillement tragique, mais plutôt une peinture énergique et vitale qui cherche son équilibre, sa raison d'être, dans la cohérence intelligente d'une pensée visuelle. Une telle pensée va développer le champ des vocabulaires adaptés et des signes picturaux. Aux années 80, il y avait une présence forte pour les modules ornementaux, ainsi que pour les architectures vernaculaires telles que les médinas ou les ksour berbères… et comme résultat : une allure constructiviste latente… alors que les oiseaux et les signes volants, dont les effets abstraits parus en 1997, offrent, sans cesse, à cette démarche un tournant marqué par une écriture éruptive et débridée ! S'agit-il d'une plongée presque énigmatique dans l'univers du lyrisme, dont les lignes directrices du gestuel se renferment dans la poétique des vocabulaires chromatiques et la richesse de son expressivité chatoyante? Il est avéré que l'œuvre récente de A. Hachicha témoigne, justement, d'une "plongée" savante et intentionnelle, ou disons, un "glissement" vers un "inconnu" bien recherché ! Il en va de même à remarquer que l'artiste dépasse par ses « oiseaux-effets» (ou même ses nyctalopes en lumière !) l'architecture de l'espace mémorisé pour rejoindre, en fin de compte, l'architectonique d'un espace picturalement composé. Mais, encore une fois, la pensée structurante se déclare comme étant un leitmotiv inséparable de la manière de voir chez le peintre! Par le biais de ce tournant, Hachicha redéfinit les limites de l'espace pictural et se réfère à sa visibilité, voire à sa cohérence conçue dans l'esprit.