Par Yassine ESSID Des sobriquets et autres surnoms, certains sont particulièrement marrants alors que d'autres sont carrément malveillants. Ils sont aussi vieux que les hommes, se sont maintenus au cours des siècles, mais ont aussi évolué au fil du temps. Jadis, ils témoignaient du parler savoureux et imagé des milieux populaires dans le cadre du village ou du quartier. Aujourd'hui, dans un contexte de médiatisation extrême de la vie démocratique, les personnalités politiques doivent s'attendre, une fois en exercice, à subir comme un attribut constant de leur fonction, parfois même l'accepter comme une consécration, les incessants sarcasmes soulignant un défaut physique ou accentuant une faiblesse de caractère de la part d'une opinion publique qui tourne tout en dérision ; seule manière pour elle de conjurer le risque de sombrer dans l'angoisse de mort vers laquelle le pousse parfois inexorablement l'impuissance ou l'inconséquence des gouvernants. Tenez, prenons l'exemple de François Hollande. Les moqueries n'ont jamais épargné l'ancien secrétaire général du Parti socialiste ni le candidat à la présidence de la France. Il s'est vu maintes fois affublé de nombreux qualificatifs peu flatteurs émanant autant de ses amis socialistes que du camp adverse ; des surnoms tous plus moqueurs les uns que les autres. Il fut ainsi traité de «fraise des bois», à cause de son teint rougeaud, de «Flanby», pour son incapacité à trancher, ou enfin de «Babar», le sympathique roi des éléphants qui raconte des histoires aux enfants pour les endormir le soir. Malgré tous ces surnoms peu gratifiants, il a réussi à conserver la maîtrise de sa propre personne, à faire preuve de suffisamment de détachement et de distance pour ne pas tomber dans la vindicte ni susciter une campagne contre les médias, préservant ainsi la dignité de la fonction présidentielle à laquelle il a fini par accéder. M. Marzouki est aujourd'hui un homme public et, en tant que tel, s'est trouvé lui aussi honoré de quelques sobriquets moqueurs qui répondent au besoin de ce peuple, dont il se proclame le fils, de le ramener dans la sphère de Monsieur Tout-le-Monde. Le plus récent et le plus cruel de ces qualificatifs résumait moins son incapacité à agir que l'insignifiance de ses prérogatives. De ce sobriquet, M. Marzouki en est responsable et victime à la fois et il faut y voir, par-delà le raccourci métaphorique, comme une leçon sur les tensions qui traversent la fonction présidentielle depuis la chute du régime Ben Ali. Cette leçon, M. Marzouki l'a apprise à ses dépens, car on ne s'improvise pas chef d'Etat même si, légitimement, on a ambitionné ardemment cette fonction avec la volonté de la réinventer et de la réorganiser à travers des pratiques qui auraient valeur d'exemplarité. Au départ, M. Marzouki pensait, avec l'ingénuité révolutionnaire de celui qui croit pouvoir refaire le monde, qu'il suffirait d'occuper le Palais de Carthage pour agir, délibérer, décréter, jouer un rôle actif dans l'accélération du changement, intervenir tous azimuts et croire impressionner le peuple en adoptant une série de dispositions symboliques faite de modestie et d'économie telle la réduction de moitié du salaire du président ; une décision qui aurait été encore plus symbolique s'il s'était fait payer au Smic. Sauf que, prisonnier d'une proposition du gouvernement, pour presque toutes les compétences qui lui permettraient d'agir, il s'est retrouvé à l'écart du processus décisionnel et devait apprendre à se cantonner dans un rôle de pure représentation. On relève bien çà et là quelques ingérences, mais elles sont aussitôt dénoncées, voire transformées en motifs à discorde qui sapent la crédibilité de l'institution présidentielle. Dans les systèmes démocratiques, quel que soit par ailleurs le modèle constitutionnel, un chef d'Etat est une personne qui représente symboliquement la continuité et la légitimité de l'Etat auquel diverses fonctions lui sont rattachées : représentation extérieure, promulgation des lois, nomination aux hautes fonctions publiques. C'est un personnage qui s'est surtout construit une identité, généralement acquise après de longues campagnes électorales, de déplacements, d'exposés de programmes, de visions, de contacts avec les différents acteurs de la société ainsi que d'une profonde connaissance de la réalité du pays à travers le processus ritualisé de la campagne électorale, un pèlerinage au cours duquel le candidat définit la composition et l'organisation de la communauté nationale. Ce n'est pas le cas de M. Marzouki, car l'homme aux 7.000 voix fut promu à cette fonction par la seule volonté du parti majoritaire, lequel accepte, endure parfois, les frasques de son turbulent partenaire tout en étant lui-même aux prises avec ses propres maladresses. Cependant, le vrai handicap du président provisoire est d'avoir succédé à un modèle de chefs d'Etat qui exercèrent activement le pouvoir, et ce au-delà de ce que leur conférait la constitution, de manière totalitaire et incontestée. Car malgré le bouleversement du 14 janvier, l'institution présidentielle reste encore perçue de manière ambivalente. Dans un contexte démocratique, le prestige du président de la République demeure malgré tout largement identifié par le public à l'idée du chef charismatique, un deus ex machina dont la seule présence ferait régner l'ordre et assurerait la prospérité. Maintenant que la fonction présidentielle est en débat dans un pays qui reste tout de même de tradition autoritaire, rien n'empêche l'institution de déraper malgré tous les garde-fous constitutionnels. Elu au suffrage universel pour devenir le chef de l'Etat et déterminer sa politique, disposant de tous les moyens d'action, le futur président risque de confisquer la totalité des pouvoirs et finir par ne plus admettre d'opposition. Réduit à être le représentant d'une institution formelle, le peuple s'en détourne et s'en moque. Puisque la démocratie représentative repose fondamentalement sur la fonction élective de l'assemblée élue, le président de la République s'avère en soi nullement indispensable à son fonctionnement, son existence formelle est, au contraire, de nature à brouiller les fonctions respectives des autres organes constitutionnels. Face à de tels dilemmes, un président, pour quoi faire ?