Par Hatem M'rad * Le choix par l'Assemblée constituante d'un régime parlementaire, présidentiel ou semi-présidentiel dans la future Constitution du pays est un des débats politiques et constitutionnels majeurs actuels, dans la perspective de l'élaboration de la Constitution. Ce qui importe surtout, dans une telle perspective, dans quelque régime politique que l'on se trouve, c'est d'assurer la modération du pouvoir, l'équilibre politique et les libertés. Et cela passe au préalable par une délimitation raisonnable du statut et du rôle du chef de l'Etat. Régime parlementaire, présidentiel ou semi-présidentiel, il faudrait d'abord en effet verrouiller à tout prix, dans la future Constitution, les pouvoirs de l'autorité centrale, celle du président de la République, une autorité dont les Tunisiens ont largement pâti depuis une cinquantaine d'années. Plus de pouvoirs illimités, plus de privilèges, attributions et immunités démesurées, plus d'irresponsabilité, plus d'impunité. Tous les partis sont d'accord là-dessus, même si les modalités diffèrent chez les uns et les autres. Au fond, il est certain que le nouveau régime politique qui va être inscrit dans la Constitution va dépendre surtout de la conception que se font les partis et leurs dirigeants de la nature de la fonction du chef de l'Etat. Ce sont en effet les partis actuels, dans la majorité et dans l'opposition, sous le regard de la société civile, qui vont décider de la nature du régime politique envisagé. Des partis qui, d'après les modalités des délibérations qui se déroulent au sein des commissions, paraissent moins dogmatiques sur la question et plus portés vers le consensus. Cependant, il ne faudrait pas moins faire preuve de prudence, en tombant dans le travers inverse. Un président détenteur de pouvoirs trop formels ou un président anonyme risque de conduire le pays au désordre ou à l'instabilité, dans une société qui n'est pas encore enracinée dans la culture de la liberté, et au moment où le pays doit faire face à de grands défis économiques, sécuritaires, sociaux et politiques et à un grand effort de reconstruction. Les partis politiques les plus représentatifs sont partagés sur la question de la nature du régime, du moins sur le plan du programme, même s'ils semblent prêts aux compromis nécessaires. Les partis laïques les plus importants à l'Assemblée constituante optent pour un régime présidentiel ou semi-présidentiel. C'est le cas du Congrès pour la République, d'Ettakattol, du nouveau Parti Républicain (ancien PDP et ses alliés). Pour eux, la symbolique du pouvoir politique est mieux incarnée par un régime présidentiel ayant à sa tête un représentant incontestable : le président de la République. D'autant plus que le pays n'a pas de tradition parlementaire (au fond, le pays n'a de tradition dans aucun régime constitutionnel démocratique). Néjib Chebbi et Moncef Marzouki ont, eux, du mal à accepter l'idée de l'effacement du pouvoir suprême. Ils expriment sans doute l'orgueil des anciens opposants, résolus et maltraités par l'ancien régime, de parvenir au pouvoir suprême. Ils estiment qu'ils méritent, en conséquence, après tous ces sacrifices, ce pouvoir suprême pour lequel ils ont tant milité et la reconnaissance de la nation révolutionnaire. A plus forte raison, lorsque les sondages indiquent qu'un de ces candidats inspire confiance à une bonne proportion de Tunisiens, du moins pour l'immédiat : cas de Moncef Marzouki. Toutefois, un président doté de larges attributions risque à son tour de donner des motifs supplémentaires à l'autoritarisme. C'est pourquoi, certains partis et membres de la société civile considèrent que le régime parlementaire, qui autorise une séparation souple des pouvoirs, qui met en jeu plus facilement l'alternance, est le plus sûr moyen de parvenir à la limitation du pouvoir. Ennahdha, parti majoritaire issu des élections du 23 octobre, a ainsi opté pour le régime parlementaire, même si c'est un choix négociable, comme le déclarent ses dirigeants. Ce parti a été persécuté des décennies durant par un régime déclaré présidentiel, mué en présidentialisme, conduit par un autocrate (Bourguiba), puis par un dictateur (Ben Ali). Il ne veut plus reproduire cette expérience malheureuse. Il se pourrait qu'Ennahdha soit également déterminée dans ce choix par le fait que le régime parlementaire permet, plus que le présidentiel, de garder une certaine influence dans les débats entre la majorité et l'opposition, qu'on soit dans la majorité ou dans l'opposition. Le régime parlementaire réduit en effet, outre l'autorité, la symbolique du pouvoir suprême, même s'il n'empêche pas le fonctionnement pratique et efficace de l'Etat. Le chef du gouvernement reste ici un chef de la majorité, responsable devant un Parlement non dépourvu d'autorité politique. Ce régime, qui contraint les différents pouvoirs à la collaboration, est de nature à rassurer les Etats étrangers et les institutions internationales, notamment lorsque Ennahdha se trouve majoritaire. Ennahdha a enfin un problème de leadership, de présidentiable. Rached Ghannouchi, qui d'ailleurs n'est pas candidat aux futures élections, est d'un certain âge, plutôt non populaire dans les sphères non islamistes, même si le parti est en train de faire sa mue démocratique. Hamadi Jebali, lui, n'est pas assez charismatique pour assumer une présidence de la République (il est plus stratège qu'enflammeur), tandis que la nouvelle génération n'a pas encore fait émerger un nouveau leader confirmé et incontesté. Ennahdha a aussi appris la patience dans les années noires de la clandestinité et de la persécution. C'est un parti réfléchi, qui prend son temps, qui pèse bien le pour et le contre, qui sait reconnaître les rapports de force, qui soumet les intérêts immédiats du parti à ses intérêts à long terme. Pour toutes ces raisons, Ennahdha penche vers le régime parlementaire, et pense, pour le choix du futur régime politique, à la fois à l'éventualité majoritaire qu'à l'éventualité minoritaire. Dans l'éventualité où, lors des prochaines élections successives, ce parti est rejeté dans l'opposition, il pense déjà à un régime susceptible de bloquer la tentation abusive du pouvoir majoritaire. Comme d'habitude, Ennahdha a une bonne lecture de la réalité politique du pays, qualité des bourguibiens dans le passé, et sait faire de la prospection politique, à moyen et long terme. Les partis laïques gagneraient à s'en inspirer. Il reste, comme le confirme l'expérience politique, qu'il n'existe pas de régime « bon » ou « mauvais » en soi ou par nature. Chaque Constitution peut conduire au bonheur ou au malheur de la Cité, à la modération ou à l'autoritarisme. Tout dépend de la vertu des dirigeants, des finalités assignées à leur mission, du consensus général du pays, des rapports de force entre les partis politiques, du civisme des citoyens, de la nature de la collaboration, conflictuelle ou harmonieuse, entre les classes et les groupes sociaux, et de la culture politique du pays. Tous ces éléments peuvent concourir, au même titre que la Constitution elle-même, à la modération du pouvoir central. * (Professeur à la faculté des Sciences juridiques, politiques et sociales de Tunis)