Affirmer que Lotfi Bouchnaq a réussi, samedi dernier, une énième sortie à la hauteur de son nom et de son talent, qu'il a étalé, dans un naturel presqu'insolent, sa maîtrise et son savoir-faire de maître, pour qui l'art du chant n'a plus de secret, serait à la limite un pléonasme, tant il démontre, à chacun de ses concerts, qu'il est un «cas» à part dans le paysage musical tunisien et arabe contemporain. Un cas qu'on peut imiter —peut-être— mais qu'on n'égale pas. L'inné et l'acquis ne suffisent pas En écoutant son programme proposé, avant-hier, au public du festival de la Médina et du Théâtre municipal, beaucoup de présents ne réalisaient certainement pas qu'ils assistaient à un récital réellement unique, en ces temps où le marché et la rareté des grandes voix imposent, même à ceux qui résistent à la dominante mouvance franchement «chababiya», tels Melham Barakat ou Saber Rebaï, des mélodies privilégiant le rythme à la teneur. Bouchnaq, trop intelligent pour nager ouvertement à contre-courant, a su mener sa barque dans un itinéraire propre à lui où il est resté fidèle aux valeurs et aux principes de la musique et du chant arabes classiques, tout en les coloriant d'une touche moderne, tant au niveau du fond que de la forme. Désormais le dernier à oser composer le «mowachah» et le «dawr» (il en compte une quinzaine, environ), il a montré, samedi dernier, qu'il savait doser teneur, profondeur et respect de la dimension «tarab», d'un côté, et rythme, mélodie et variations modernistes, de l'autre. En cela aussi, il est unique et ses compositions sont, dans une large mesure, des cas d'école qui seront, un jour, analysés et étudiés, même si nos instituts supérieurs de musique ont tendance, aujourd'hui, à réduire à sa plus simple expression l'enseignement de la musique et du chant arabes. Gravissime erreur. Ses chansons aussi s'inscrivent dans le même registre où il se révèle à l'aise autant dans les modes et les rythmes tunisiens qu'orientaux. Il l'a de nouveau confirmé à travers un autre «lot» qu'il présentait pour la première fois, samedi dernier. Ces chansons inédites ont accroché et plu, même si une partie du public réclamait impatiemment certains de ses anciens succès. Mais à quoi tient la réussite, qui dure depuis plus de 20 ans, de Lotfi Bouchnaq? Doué et doté de grandes capacités vocales? Il n'est pas le seul détenteur des «attributs» innés? Il a appris de maîtres dont Ali Sriti, Ahmed Sedki et — un laps de temps — de Sayed Mekkaoui? Beaucoup d'autres ont suivi ce chemin. Lui, il a beaucoup plus; il a ce qui dépasse l'inné et l'acquis : le sens de transcender l'existant et la volonté de ne jamais rechigner à travailler, à chercher, à élaborer dans l'innovation, à construire pour détruire, à cause d'un détail boiteux, pour recommencer de nouveau. Bouchnaq travaille, également, sa voix qui, même si elle ne lui permet plus de se balader librement et à satiété dans les octaves, est restée pleine, mélodieuse, juste dans le grave comme dans l'aigu, capable de rendre les plus belles des performances du chant : variations, ornementations et improvisations. Et quand on ajoute au labeur et au désir d'apporter toujours le plus, son extrême sensibilité à la prose et aux vers de qualité et, de préférence, à thème (salut, Adam Fathi), on comprend la longévité de son succès, ses triomphes à répétition et, conséquence de tout cela, l'accueil particulier et unique qu'on lui réserve, dans les plus prestigieuses des joutes. Avant-hier et avant de se plier, les 30 dernières minutes de son récital, à la demande du public et lui offrir ses tubes Nassaya, Ritek ma naâref win... il nous a présenté un échantillon de ce que sera son nouveau projet (Lotfi chante Gharsa et Zied chante Bouchnaq), à travers un morceau typiquement tunisien signé par le talentueux monsieur «malouf» et qui va faire un tabac. Un autre récital qui prouve, au besoin, que c'est à juste titre qu'on qualifie cet artiste de «joyau national» qui fait notre fierté dans le monde arabe et ailleurs.