Parmi les rares soirées réellement exceptionnelles que le festival de Carthage a offertes au public, fut celle animée par l'un des maîtres du luth, l'Irakien Nacir Chamma. Celui-là même que nous avons connu il y a déjà plus de deux décennies, en soliste concertiste dans le festival de la Médina surtout, bien qu'il se soit également produit dans d'autres tribunes. Il nous renvoyait, depuis ces temps-là, une certaine mélancolie, la tristesse de l'exil et la douleur de la patrie meurtrie. Nacir Chamma, un virtuose du luth, composait des morceaux pour mettre en musique son fardeau. Parmi les pièces musicales qui sont restées dans les mémoires « Malja' al Amiriya », un orphelinat (transformé en abri) en Irak, sauvagement bombardé pendant la guerre du Golfe. A travers les seules cordes de son luth, Nacir Chamma arrivait à nous faire entendre les voix des enfants apeurés, blessés ou agonisants, ainsi que le vrombissement des bombardiers et le bruit des missiles déchiquetant murs et petits corps. Il est même arrivé à nous faire sentir l'odeur de la mort et du silence macabre. La rencontre sur les planches de Carthage avec son public était loin de cette atmosphère-là. Elle n'est plus aussi intimiste à la manière des confidences musicales qu'il faisait devant un public restreint. Pour Nacir Chamma, plus de quatre mille spectateurs ont consenti le déplacement. Lui, de son côté, était au rendez-vous avec trente musiciens de nationalités différentes et de sensibilités diverses. Depuis son époque tunisienne, Chamma a beaucoup voyagé et, au gré des rencontres successives avec d'autres mondes, sa musique a su évoluer. La création de «Beït al ôud» (la maison du luth), une sorte de conservatoire dans lequel il enseigne l'instrument, mais où on perpétue aussi une tradition, celle de l'école irakienne surtout, a permis à l'artiste de s'entourer de disciples et de se constituer une école qui défend rigueur, discipline et créativité. Ses multiples concerts et expériences dans le monde lui ont valu un nouveau souffle, une autre énergie et une nouvelle manière de composer et de jouer de l'instrument. Aussi, les compositions de Nacir Chamma ce soir-là, à Carthage, étaient-elles moins tourmentées que d'habitude, ses mélodies moins « savantes ». L'artiste ne semblait plus dans la nervosité de la recherche musicale. Il était davantage dans la fluidité de l'expressionnisme et sa musique, descriptive, voire narrative, s'accompagnait d'images des lieux que l'artiste a voulu nous faire visiter. Nacir Chamma semblait avoir trouvé une nouvelle voie dans la musique contemplative qui véhicule des émotions et titille l'imagination. Les compostions s'articulaient autour de phrases musicales que notre artiste lançait, et que les différents instruments l'accompagnant recevaient et interprétaient, en en explorant les variations. On a eu droit à de merveilleux solos des instruments les plus insolites qui portent les airs de l'artiste vers des ouvertures depuis l'Extrême-Orient jusqu'à l'Europe du nord. Nacir Chamma ne s'isolait, d'ailleurs, pas dans sa tour d'ivoire, ni ne demandait un silence absolu et une concentration de haut niveau. Au contraire, il a sollicité la participation du public, l'invitant à le suivre en tapant des mains et même en chantant quand le groupe exécutait des airs connus, tels ceux de Nadhem Ghazali ou de Hédi Jouini (Taht el yasmina). Et au moment où il remarque la présence de la chanteuse Najet Attia dans les premiers rangs, il l'invite à monter sur scène et à chanter avec lui. Elle nous a ainsi offert le traditionnel hommage à la révolution, avec une pensée pour le peuple qui s'est battu pour sa dignité et tout le trallalla, avant de commencer à chanter un extrait d'une chanson d'Om Kalthoum. Et pour finir, Najet a même sorti le drapeau tunisien qu'elle a embrassé devant le public, avant de quitter la scène. Que ce passage ait été préparé à l'avance ou qu'il ait été improvisé, comme on voulait nous le faire croire, ce geste généreux de Nacir Chamma envers une artiste tunisienne, n'avait pas lieu d'être. On assistait à un concert bien construit, on était dans un univers bien particulier, pourquoi nous avoir sorti, ne serait-ce que quelques minutes, d'un registre pour nous imposer une énième interprétation d'Om Kalthoum ? Cela dit, deux heures durant, Nacir et ses trente musiciens ont offert un concert avec un beau dosage entre une musique savante accessible, des mélodies qui offrent des variations voyageuses, et des airs connus qui appellent à la participation du public. Et pour finir, il fallait bien une pensée pour le peuple syrien. C'est ainsi que seul au luth, l'artiste a joué l'un des «qoudoud» les plus festifs et les plus connus de Syrie (Ya mali echam), en lui imprégnant des variations émotionnelles différentes, tantôt tristes, tantôt révoltées. Une belle sortie.