Par Moncef KHEZAMI * Un développement régional équilibré tel que recherché et demandé par les instigateurs de la révolte tunisienne pour ramener la distribution des richesses à des proportions raisonnables et corriger sensiblement la forme de la courbe de Lorenz, nécessite un travail de base rigoureux et de grande haleine. L'espoir de voir une telle œuvre accomplie dans l'immédiat ne peut être qu'utopique et ne peut représenter que le fondement d'un discours politique cherchant à mobiliser le maximum d'électeurs. Non seulement les disparités entre les régions sont flagrantes pour éviter de les qualifier de criminelles, mais aussi à l'intérieur même des zones développées, nous notons une inadaptabilité effrayante entre ce qui est nécessaire et ce qui est réalisé, ce qui laisse entrevoir une belle autoroute réservée seulement au détournement des deniers de la nation au profit d'une partie de la classe qui se prend pour celle des investisseurs. En voilà une réalité à dévoiler ! Les variables à étudier de près dans chaque région pour bien confectionner un modèle de croissance typiquement tunisien sont d'une complexité certaine, surtout que leur suivi auparavant n'a été fait que partiellement et de façon biaisée. En effet, depuis les années quatre vingt-deux et plus précisément avec l'avènement de l'ère de Mzali, la politique a conditionné l'économique en le traînant jusqu'au bord de l'irrationnel et de l'insensé. Des décisions sont prises sur la base d'étude dont les conclusions sont dictées d'avance sous prétexte que l'intérêt national oblige. Les régions en dehors du centre d'intérêt de nos anciens politiciens n'ont bénéficié d'aucune action d'envergure en matière d'investissements productifs, et ce, selon des indicateurs taillés suivant les désirs de nos responsables. A titre anecdotique, la Sonede a présenté des taux de rendement de ses réseaux dépassant 94% jusqu'à 2002, ensuite ont été repris pour les faire descendre à plus de 86% si toutes les données utilisées sont réellement fiables. Après le soulèvement du jasmin, et à juste titre, je ne pense pas que la décision prise pour ramener des experts de l'extérieur pour occuper des postes de ministres pour leur know-how certes, soit la plus judicieuse mais je la considère au contraire comme une nouvelle méthode pour contourner l'attention des citoyens. Car serait-il possible que quelqu'un bien occupé par ses fonctions dans une entreprise étrangère (ce n'est pas du gâteau) puisse avoir un temps suffisamment adéquat pour se mettre au courant de ce qui se passe dans son pays ? Certainement pas. C'est pourquoi le passage de ce type de ministres n'a été sur le plan pratique d'aucune utilité si ce n'est l'essai en vain de ramener les investisseurs de leur entourage au pays, oubliant par la même occasion le principe fondamental stipulant que risques et affaires ne vont pas de pair même entre amis. Nous autres n'avons pas mangé à cette sauce car nous savons bien, d'après les études menées, que les données dont nous disposons et les réalités que nous vivons tous les jours divergent aussi bien dans les zones bien dotées et superbement garnies et les gouvernorats et régions démunis et dépourvus de tous les moyens aussi rudimentaires soient-ils. Les conseils régionaux ont intentionnellement fait tout pour calmer un climat qui commence à être inconfortable pour les gouverneurs en décidant la réalisation de projets et programmes caducs et sans fondement ou de certaines nouvelles actions éphémères et chimériques. Telle est la politique de la poudre aux yeux pratiquée avant et que hélas nous continuons ces jours-ci à pratiquer certes avec un degré moindre. Les choix bouguibiens restent le background La politique bourguibienne a bien misé sur ce que le leader Habib Bourguiba appelait la valorisation de la matière grise car, en homme d'une intelligence exceptionnelle et rare, il savait qu'il ne pouvait compter que sur l'être humain à la fois moyen et objectif du développement. La Tunisie n'a pas de ressources naturelles comme certains de ses voisins et elle en est réellement dépourvue. Son seul avantage est qu'elle constitue la passerelle entre l'Afrique et l'Europe et elle est le berceau de plusieurs civilisations depuis l'ère punique jusqu'à la période islamique. L'ère du Combattant suprême s'est caractérisée par la mise en œuvre de trois actions jamais connues dans des pays semblables sortant d'une période de colonialisme caractérisée par une pauvreté au-dessous du seuil tolérable, un analphabétisme général et des coutumes bien ancrées empêchant tout avancement. La première est la généralisation de l'éducation gratuitement dans tous les coins du pays aussi éloignés soient-ils. Le choix n'est pas laissé à la famille d'envoyer ses enfants sans distinction, garçons et filles, à l'école dès qu'ils atteignent l'âge de six ans, au contraire il en a fait une obligation légale pouvant exposer les parents à des sanctions sévères en cas de non-respect, surtout s'il s'agit d'une fille. C'était une première jamais connue dans des pays comme le nôtre en matière d'éducation, ce qui nous a permis de former des générations de têtes pensantes qui se trouvent actuellement parsemées un peu partout dans le monde. Malheureusement, ce système d'éducation combien valeureux est devenu un simple cycle d'enseignement pendant la période de Charfi : le grand destructeur du notre ancien système éducatif. En voici une première variable dont il faudrait tenir compte dans notre modèle à concevoir ou même à emprunter à d'autres pays sans perdre trop de temps puisque d'illustres savants comme Bruno – Chenery sont arrivés à un résultat positif. Modeler par exemple un tel modèle selon nos besoins typiquement tunisiens nous fera gagner un temps précieux et nous permettra d'éviter d'alléger la pression sociale qui commence à annoncer une vraie révolte qui risque de ramener le pays au point de départ ou plutôt à une situation plus grave. La deuxième action menée au début de la période d'indépendance et à laquelle a été consacré un fort pourcentage du budget de l'Etat est la santé publique ô combien importante à cette époque. En effet, selon le peu de moyens dont disposait l'Etat à cette époque, tout citoyen a la possibilité de se faire soigner gratuitement et d'être pris en charge pour toute hospitalisation ou opération chirurgicale. Les résultats de l'Organisation mondiale de la santé montrent bien que nous sommes arrivés à faire disparaître de notre territoire tous les cas de maladies contagieuses dont souffrait la majeure partie de la population : tuberculose, paludisme, conjonctivite, variole, etc. Ce volet constitue une variable importante du système car il conditionne l'état de la main-d'œuvre et de sa présence. Quant à l'amélioration des conditions de vie et à la lutte contre les poux, des douches municipales ont été construites pour assurer un service à un prix dérisoire pour les démunis qui ne pouvaient point aller aux bains turcs. Le troisième défi lancé par notre premier régime patriotique mais non démocratique certes est la lutte contre l'accroissement naturel de la population qui, s'il elle n'avait pas été décidée à temps, nous ne serions pas aujourd'hui à près de 11 millions d'habitants mais bien au-delà de ce chiffre et nous aurions tous répété la fameuse phrase de Malthus « Oh il ne reste plus de places aux nouveaux-nés au banquet de la nature ». A cette époque, lancer un programme de maîtrise des naissances par la contraception revient à toucher un choix intime de la famille dont il n'est pas permis de parler même à petite voix. Ces trois grands axes réalisés à une période critique constituent à eux seulement une performance sans égale jusqu'à présent. Quoi que l'on dise, ces résultats restent gravés à jamais dans l'histoire et vont servir pour le futur de toutes les façons. Il reste cependant à reconnaître en toute honnêteté scientifique que la période de Bourguiba a connu des mauvais choix dont notre économie souffre aujourd'hui. En effet, après une expérience douloureuse de collectivisme qui nous avait fait perdre tant d'années de labeur et de travail qui auraient pu nous placer à l'avant-garde des nations émancipées dans le secteur de l'agriculture qui n'est pas étrange à notre patrie qui a constitué le grenier de Rome (en plus la terre est la mère de toute chose), nous nous sommes tournés vers un autre choix incompatible avec tous les éléments de réussite : le tourisme. Même si ce secteur est pourvoyeur de devises et un élément pour faire connaître la Tunisie dans le monde, nous n'avons pas su choisir la variante qui va merveilleusement avec nos ambitions. Nous avons choisi le tourisme de masse qui touche les basses couches des touristes et nous leur avons préparé des palaces luxueux et confortables : marbres en tous genres (rose d'Albanie, rose Portugal, blanc C, marbre noir, marbre local de première catégorie, lustres en vrai cristal, équipements de qualité dont ils n'ont pas l'habitude de se servir et beaucoup d'autres choses. Ces aménagements nous ont coûté le prix de plusieurs usines ou matériels pour mettre en valeur des milliers d'hectares. Même la politique de servir des extras pour couvrir les charges n'a pas donné satisfaction, car selon le dicton bien connu « barbare celui qui croit à la barbarie)» pour éviter de dire imbécile celui qui prend les autres pour des imbéciles. Le résultat obtenu et qui n'échappe à personne, c'est des entités touristiques aujourd'hui incapables d'entrer dans leurs dépenses courantes, sans compter les renouvellements et l'amortissement. Malheureusement, ce sont les institutions financières qui supportent aujourd'hui dans la plupart des cas l'ardoise combien lourde car l'évaluation du départ a été faite suivant certaines directives. De prime abord, je me suis dit si Bourguiba a misé sur la matière grise, pourquoi a-t-il sombré dans un choix obscur inadapté qui ne nécessite pas de connaissances approfondies ? C'est là une variable à étudier profondément pour corriger le tir. S'il est vrai, comme nous l'avons annoncé ci-haut, que Bourguiba a bien posé les fondements d'une société moderne, perfectible et dont l'enseignement et la santé publique sont deux choix irréversibles, il n'en reste pas moins que son entourage, constitué de bourgeois commerçant n'ayant d'expérience que dans l'achat et la vente de biens, a été induit en erreur et a commis des fautes dont notre économie souffre actuellement. Il est aujourd'hui de notre devoir de renforcer les points forts qui ont permis à ce petit pays de 162.000 km2 d'être un exemple dans le monde et de corriger à petits pas mais de façon sûre les éléments faibles loin des choix idéologiques ou religieux. * (Economiste)