Par Soufiane BEN FARHAT Les faits sont là. Douloureux. Révélateurs d'un profond malaise qui travaille la société en profondeur. De fractures qui étalent, au fil des jours et des vicissitudes, leurs plaies béantes. Le politique supplée le social. Le relaie. En approfondit les embrasures. Nous nous sommes installés dans la banalisation de la violence. Des violences. Parce que, désormais, elles sont multiples et multiformes. Et font légion. Violences verbales d'abord. Les mots à maux fusent. Des corps de métier sont fréquemment pris à partie. Journalistes, artistes, universitaires font les frais de la contagion de la haine populiste. Le concert des diabolisations et démonisations préfigure le lynchage public. Des responsables gouvernementaux, des constituants de la majorité sont devenus de véritables spécialistes de la suspicion et de l'anathème. Ils attaquent régulièrement les médias, caressent les foules déchaînées, sollicitent les instincts primaires. On en a vu de navrantes manifestations dans la rue et sur des plateaux télé. Pas plus tard que la semaine dernière, Habib Ellouze, constituant nahdhaoui, a exhorté les foules à frapper les médias et les journalistes dans un étrange prêche du vendredi hors normes, improvisé place de La Kasbah. Les violences sont aussi factuelles. Des groupuscules d'obédience salafiste s'emparent de la rue, violentent à tout vent, se meuvent comme des poissons dans l'eau. Les violences sont par ailleurs douteusement impunies. Des groupes s'entraînent dans des montagnes, dans des grottes, investissent des lieux banalisés en zones paramilitaires exclusives. Une jeune femme se fait violer par trois policiers sous les yeux de son ami. Des détenus de droit commun meurent dans les locaux de la police lors d'interrogatoires musclés. Tout cela explique l'exacerbation des actes violents d'avant-hier aux abords de l'ambassade américaine. Il y a eu mort d'hommes, des blessés par dizaines et des actes d'une violence inouïe, à l'ambassade et ailleurs. Même le principe de l'inviolabilité des écoles a été battu en brèche. L'école américaine a été incendiée et pillée de fond en comble. Cela n'affecte guère la légitimité des sentiments indignés face aux offenses faites au Prophète Mohamed. Mais cela ne justifie nullement les violences, les voies de fait, les pillages et les tués. Les violences sont récurrentes. Et chaque fois un nouveau palier est atteint dans le registre de l'horreur. Cela fait peur. Des générations de jeunes Tunisiens regardent. Il y a risques et périls, à court et moyen termes. L'onde de choc est insoutenable. On croyait, plus d'une année et demie après l'avènement de la Révolution, qu'on s'avisera enfin de tempérer les ardeurs guerrières des uns et des autres. Il n'en est rien. La wahabisation des mœurs religieuses juvéniles est opérationnelle. Des réseaux scabreux et louches entretiennent des allégeances douteuses et intéressées. Et, en toile de fond, le dispositif du redéploiement stratégique impérial. Finalement, ce qui se passe maintenant, particulièrement dans les pays dits du Printemps arabe, s'insère dans les enjeux des grandes puissances. L'axe américano-israélo-arabo-sunnite est à l'œuvre. Il n'a de cesse d'endiguer l'élan libertaire des révolutions démocratiques arabes. Les Saoudiens et les Qataris adoptent la posture du containment (l'endiguement) mise en place par les Américains durant la Guerre froide. Les Américains, eux, jouent le jeu d'Israël et de sa focalisation obsessionnelle sur l'Iran et le Hezbollah libanais. La région méditerranéenne est un simple couloir stratégique aux yeux de l'establishment US. Ils veulent consacrer la pérennité ainsi que la suprématie d'Israël et la fluidité des flux pétroliers à bas prix. L'affaire du film blasphématoire, son irruption soudaine, ses tenants et ses aboutissants est assez grave. Elle nous révèle à nous-mêmes. En toute crudité.