Par Soufiane BEN FARHAT Perdre espoir ? Se cramponner aux reliquats d'un optimisme qui, à force de faire du surplace, frise l'idée fixe obsessionnelle ? Les interrogations s'entrechoquent dans les profondeurs affectives labourées par l'émoi, lacérées par les illusions perdues. Eh quoi, a-t-on fait une si admirable Révolution pour en arriver là ? Les violences subies par des journalistes et des avocats avant-hier lors du procès de la chaîne Nessma, de son directeur et de ses collaborateurs interpellent. Et ne sauraient laisser indifférent. Tout silence en la matière est compromission. Ces violences interpellent d'abord par leur ampleur. Des journalistes et des avocats sont agressés physiquement, au vu et au su de tout le monde. Leur calvaire dure de longues et interminables minutes. D'abord, les salves d'insultes fusant de toutes parts. Puis, les intimidations puis les agressions, à la limite du lynchage en public. On a frôlé et craint le pire. Parce que, dans le registre de l'horreur, hélas, il y a des degrés. Les violences interpellent aussi par leurs auteurs. Des groupes de barbus se disant salafistes, arborant drapeaux noirs et entonnant slogans fielleux et chants de haine. Ils évoluent en toute liberté. Se déchaînent, diabolisent, démonisent, passent à l'acte, en appelant même au meurtre des journalistes. Dans la rue, ils sont comme des poissons dans l'eau. Rien, personne n'entrave leurs charges. Ils agissent en cohortes, telles des troupes d'assaut. Des commandos de la haine. Et hurlent à tue-tête leur désir ardent d'en découdre avec les journalistes. Les violences interpellent, enfin, par leur impunité. Les forces de l'ordre sont, étrangement, quasi-absentes. La foule est déchaînée, sermonnée par quelques professionnels de la harangue munis de haut-parleurs. Les simples citoyens se débinent, rasent les murs, se claquemurent dans le silence. Les badauds sont tétanisés par la peur. Leur regard vitreux traduit l'effroi. Franchement, malgré les neiges du temps qui ont argenté mes tempes, je n'y reconnais plus mon pays. Parmi les victimes de la vindicte, il y a des hommes et des femmes qui ont payé cher leur engagement en faveur de la liberté et des droits de l'Homme. Certains d'entre eux ont même sacrifié les plus belles années de leur vie en faveur des idéaux libertaires et de la lutte sociale et politique. N'empêche, ils sont pris à partie, insultés, terrorisés, traqués, violentés. Et l'on se surprend à penser que la liberté, elle aussi, peut avoir son lot de despotisme. Pourtant, il n'y a guère de fatalité irrécusable en l'occurrence. Ici comme ailleurs, le hasard affligeant croise la nécessité navrante. Et l'incurie autorise tout. Le plus grand danger qui guette les révolutions, c'est l'anarchie. Et puis, tout compte fait, la violence semble bien être le plus grand allié de la misère. Au propre et au figuré. La violence est une excroissance pervertie de la réalité en panne. C'est aussi une pathologie de la culture. Avant-hier, aux abords du lieu symbolique de la Kasbah, une certaine misère physique et morale a étalé, grandes ouvertes ses plaies. Comme une béance de l'enfer, un avant-goût du néant dont certains cultivent de bien affreux penchants. Les mots deviennent traîtres. Ils ne sauraient traduire fidèlement l'indicible. Ils sont les expressions inabouties et félonnes des états d'âme révulsés par la frayeur, l'épouvante. Mais les sentiments demeurent, même enveloppés d'un voile, d'une gangue de mystère. Contrer définitivement les violences dont les journalistes font l'objet est un impératif. Il ne faut guère attendre l'irréparable, la mort et l'anéantissement, pour s'inscrire ouvertement contre cette cruauté. Tel ou tel pris pour cible sont l'image de nous tous en somme. Et l'on juge à leur juste valeur les mots de Saint-Just : «La force des choses peut nous entraîner à des résultats que nous n'avions pas prévus». Non, ces agissements et leurs auteurs sont en porte-à-faux avec les significations et les idéaux de la Révolution. Ils les tiennent en laisse, tels des mastodontes dont on serait bien aise de faire oublier jusqu'à l'existence. La liberté du plus fort opprime, dit-on, et la loi protège. Précisément, où est la loi dans tout ça ?