Par Raouf SEDDIK La question de savoir si la révolution iranienne est une révolution qui a fait le deuil de ses rêves de grandeur ou si elle attend encore son heure, pareille à une bête de proie qui guette dans l'ombre le moment propice, est une question que l'on aurait tort de perdre de vue aujourd'hui. Car elle éclaire en grande partie la tournure qu'ont prise les événements dans notre monde arabe. La révolution iranienne est en effet la seule option globale que le monde musulman s'est donné à lui-même durant les cinquante dernières années en guise de réponse face à ce qu'il considère comme la domination de l'ordre occidental. Cette option repose sur le présupposé selon lequel l'Islam sunnite a apporté la preuve de son incapacité à fédérer les nations musulmanes. Depuis la chute du Califat en 1924, il n'existe plus de figure emblématique autour de laquelle les musulmans puissent se rassembler et dont ils pourraient recevoir des ordres quant à la marche à suivre en cette phase délicate de l'histoire. Pour les chiites, ce vide laissé par la disparition du califat peut être interprété comme le fruit d'une faiblesse constitutive du sunnisme : le relèvement du monde musulman ne pourra plus s'appuyer demain sur une institution qui a épuisé ses potentialités et que le cours de l'histoire a complètement essoufflée. Et c'est précisément ce qui provoque deux phénomènes distincts mais liés. Premier phénomène : les projets de modernisation engagés dans les différents pays à dominante sunnite sont obligés de repousser l'Islam dans les marges de la vie politique et culturelle – les marges d'une figuration plus ou moins ostensible. Deuxième phénomène : les mouvements qui tentent de reprendre le flambeau de cet Islam délaissé ne parviennent pas à dépasser le stade d'une action de contestation qui, qu'elle soit modérée ou violente, demeure stérile, historiquement stérile, par manque d'une figure emblématique qui rassemble largement. A l'opposé de cet Islam sunnite qui serait livré ainsi à sa propre impasse, le chiisme abattrait, pour ainsi dire, une forte carte : celle de l'imamat ! C'est-à-dire celle d'une institution religieuse ancrée dans une conception mystique et eschatologique du monde qui résiste aux vicissitudes du temps et dont le caractère sacré reste inentamé. A travers la figure de l'Imam – dont Khomeïni est une incarnation — se révèlerait ainsi le pouvoir du chiisme de prendre la relève de la représentation unifiée de l'Islam et de sa défense dans le monde. Non pas seulement cela, mais aussi sa capacité de ramener à lui l'énergie de toute cette gesticulation de l'Islam sunnite qui ne parvient pas à déboucher sur un projet géopolitique et qui n'en finit pas de faire le tour de sa propre impuissance. Bien sûr, cet Islam iranien aurait à administrer au fil du temps la démonstration de sa supériorité, non pas comme auparavant sur le plan doctrinal, mais en tant que recours historique face à l'arrogance de l'Occident, ou de toute façon face à ce qui est souvent éprouvé comme tel par la rue dans les pays arabes. Et cela à travers l'image d'une attitude intraitable, provocante même à l'occasion et, si possible, à travers une armée qui, grâce à l'atome, se serait dotée du moyen de la dissuasion. C'est de cette façon qu'il espère attirer vers lui les mécontents du monde musulman, par-delà les frontières entre chiisme et sunnisme. D'autant que la révolution iranienne s'est donné pour obligation de ne pas insister sur les failles qui séparent ces deux familles. L'horizon international qu'elle se donne exige de passer sur de telles différences. C'est tout ce scénario, toutefois, que le Printemps arabe est venu remettre en question en offrant aux peuples la possibilité d'échapper une bonne fois pour toutes à la logique de la défense de la religion par procuration. Les jeunes et moins jeunes qui ont renversé les dictatures n'ont en effet plus besoin d'un champion qui les vengerait contre l'Occident et sont encore moins disposés à lui confier leur destin : leur psychologie ne le permet plus. D'autre part, la question de la défense de la religion s'est déplacée du niveau du symbole – qui en faisait une défense vengeresse de l'honneur – à celui du sens, c'est-à-dire de la conquête d'une acception de l'Islam qui s'accorde avec la liberté politique et qui, du même coup, réduit l'antagonisme avec l'Occident et suscite des terrains de rencontre et de partenariat. Il demeure cependant que le Printemps arabe ne peut pas ignorer que sa progression se fait au détriment d'un ancien projet... D'un ancien projet qui entend vendre chèrement sa peau, si toutefois il envisage même de le faire.