I Les défis de la modernité Si la Tunisie, l'Algérie et d'autres Etats en Afrique noire ou en Indochine ont connu le joug, la sujétion et l'affrontement colonial durant le XIXème siècle, les pays d'Orient ont eu à subir ses foudres et son machiavélisme à la fin de la Première Guerre mondiale, dont les retombées politiques (dépeçage de la dépouille de l'Empire Ottoman entre la France et l'Angleterre) sur le destin du Machrek se font encore sentir de nos jours. L'exception iranienne : Hormis l'Iran, pays aux racines étatiques millénaires, soudé dans son ensemble, depuis la dynastie Safavide (1501-1787), autour de la figure mythique du 4ème Calife, épargné des affres de la colonisation grâce à l'habileté légendaire du personnel diplomatique de la famille régnante des Qâdjâr (1787-1925), le reste du Moyen-Orient, démembré, humilié, manipulé et redessiné selon la vieille recette anglaise «diviser pour mieux régner», a dégagé, à la fin de la mainmise mandataire, des frustrations politiques, ethniques et confessionnelles durables. Quant à l'Irak, dépositaire de l'héritage expiatoire husseinite et lieu de l'émotion chiite par excellence, depuis 1400 ans, avec les mausolées de la lignée hachémite, vénérée à Karbala et Najaf, il a fait face, à l'instar des peuples de la région, à l'intrusion occidentale, muni de ses repères culturels, armé d'une longue tradition frondeuse et chauffé du braise de la rébellion sous la férule des structures du Chiisme clérical, incrusté depuis des siècles dans les villes et les campagnes de l'Euphrate. Le même mélange explosif des facteurs religieux, tribaux, sociaux, historiques et nationalistes (parfois) du sud de la Mésopotamie, a accouché de la révolution de 1920, qui a amené la Grande Bretagne, puissance mandataire de l'époque, à déployer sa flotte aérienne pour mater les insurgés, à s'appuyer sur l'ancienne élite sunnite minoritaire de la Sublime Porte, habituée aux délices de l'exercice du pouvoir, plus encline aux compromis et à favoriser l'établissement d'un Etat central fort à Bagdad, tourné résolument vers la modernité, insensible aux doléances des populations sudistes rurales dont la geste était un hymne à la liberté et au refus de la tutelle étrangère. Contrairement aux autres Etats de la région où les partisans de l'Imamat, sans leaders charismatiques, confinés dans le rituel religieux, isolés du grand mouvement des idées-nationalisme arabe, socialisme, communisme, maoïsme- qui agitent le Moyen-Orient, le pays des Abbassides va connaître une véritable effervescence politique et assister à la montée en force, surtout après l'élimination de la famille royale à la fin des années cinquante, d'une génération d'ulémas mahdistes, implantés à Kazimiya, Karbala et Najaf, décidés à se replacer sur l'échiquier, à se désenclaver sur le plan conceptuel et à prendre en charge les revendications sociales de leurs ouailles. Le réveil politique Kerbalii : Après une période de repli, consécutive aux révoltes des années 20 qui ont provoqué l'exil et l'affaiblissement d'une grande partie des «Marjaa's» des villes saintes du sud, de jeunes dignitaires religieux, devant la baisse dramatique de l'influence des valeurs islamiques et la recrudescence dans la société, de la pensée moderniste occidentale, ont pris soin de répondre aux questions épineuses relatives au développement de l'islam, de réfuter les thèses du matérialisme historique, de se pencher sur les problèmes économiques, de déghettoïser l'enseignement de la hawza ilmiya, de donner un sens théorique aux luttes révolutionnaires et de s'organiser en posture offensive, avec l'apparition en 1959 de l'association des ulémas combattants. Au fait, le rayonnement du Parti Communiste Irakien, parmi la masse des déshérités chiites, clientèle traditionnelle du clergé, l'intrusion, vécue comme une injure suprême, des théories marxisantes, au sein même des familles des «Sayyid», prolongement de la lignée du prophète et la mainmise de l'idéologie nationaliste arabe sur les différentes équipes au pouvoir depuis le renversement de Abdelkarim Kacem, ont poussé les tenants de la renaissance islamique, de Bassorah à Koufa, à offrir à la jeunesse pauvre et révoltée du sud des gages théoriques plus solides que les fatwas lapidaires, à lutter contre les partisans du courant quiétiste en politique dans les cercles d'études religieuses (l'actuel Ayatollah Sistani en est le symbole) et à élaborer une pensée homogène où l'islam apparaît comme une alternative crédible aux idées en vogue parmi l'élite irakienne de l'époque. A cet égard, dans un contexte de guerre froide exacerbée, où l'Irak tumultueux tente de trouver la recette idéologique capable d'étancher sa soif d'absolu, Al Sayyid Muhammed Bâqer al-Sadr, icône du chiisme militant, de Karatchi aux ruelles sinueuses de la Dahyé, seul des huit marjâa du XXème siècle d'origine arabe, écrivain prolixe, penseur, philosophe et redoutable contradicteur, va s'atteler, tout au long des années 60 et 70, à traduire en termes politiques, économiques et sociaux, les aspirations de ses concitoyens, à occuper un terrain intellectuel glissant, où aucun religieux ne s'était aventuré auparavant, et à engager une action de grande envergure pour sortir la hawza ilmiya de son isolement en intensifiant les contacts avec ses coreligionnaires du Liban, de Syrie, de Bahreïn et de tout le monde arabo-musulman. Ainsi, aux temps des frères Aref et des baathistes de Takrit, adeptes des coups de force chers à Michel Aflek, partisans de l'entrisme et admirateurs notoires des putschistes d'Amérique latine, la ville sainte de Najaf, étoffée d'un riche parterre d'étudiants et d'ulémas de nationalités diverses, dégageait dans la hawza, autour de Bâqer al-Sadr, cette figure de proue du Chiisme politique, un souffle nouveau, parsemé de discussions passionnées, révélait une tendance nouvelle en soi, au sein du clergé chiite, de répondre au nom de l'islam aux débats du moment, approfondissait se connaissances en Fiqh, s'ouvrait aux arcanes des sciences islamiques, mais aussi -et c'est là l'originalité- aux théories de certains philosophes occidentaux comme Marx, Engels, Hegel, Maurice Comforth, Georges Politzer ou Spinoza. Ce travail académique de fond dans les villes saintes irakiennes, réunissant, autour de ce prestigieux théoricien de l'internationale chiite, la crème des partisans de la famille du prophète au Moyen-Orient, va annoncer le retour des déshérités sur les avant-scènes sanglantes de la politique régionale, favoriser l'essaimage de leaders, capable désormais de damer le pion aux maîtres des lieux, une fois de retour au pays, crisper encore davantage le pouvoir central de Bagdad, inquiet devant le déclin du courant quiétiste au sein de la structure théologique du chiisme et préfigurer le reflux, un peu partout dans le monde arabe, des familles politiques laïques, obligées désormais de tenir compte d'un facteur religieux, doté d'un discours débarrassé des scories moyenâgeuses.