Ennahdha d'un côté, CPR et Ettakattol de l'autre, c'est cette impression persistante que nous avons eue en suivant hier les interventions des uns et des autres sous la coupole du Bardo. Après tout le temps passé à débattre en interne dans les commissions, on pensait que la discussion sur le préambule serait une simple formalité. Eh bien, pas du tout. Ce sera probablement la partie la plus longue à négocier. La majorité est loin d'être automatique. Le vote des deux tiers n'est pas acquis, les alliés prennent désormais des chemins séparés, voire opposés, que dire alors de l'opposition ! Le débat au sujet du préambule et des dispositions générales de la Constitution a fait bouger les lignes et recomposé l'ANC, c'est un fait. Il est désormais bien clair que la majorité que l'on prête à Ennahdha est toute relative et précaire. Sur les questions liées aux libertés individuelles, au caractère civil de la République et à la place de la religion, Ennahdha a perdu la majorité. Samia Abbou du CPR et Karima Souid d'Ettakattol sont allées jusqu'à dire qu'elles ne voteront pas cette partie de la constitution dans la mouture proposée et ne voteront qu'un texte qui affirme avec clarté et précision un certain nombre de choix modernes et avancés. Durant toute la séance qui a commencé hier à 15h30 pour se prolonger après 20h30, c'était une guerre des tranchées. Lorsque les députés de la majorité, ô combien relative désormais, réclamaient sans faillir l'inclusion de la charia comme source des lois, la référence prononcée aux valeurs islamiques, la mention explicite de la famille et du mariage; les autres revendiquaient, avec la même fermeté, la référence explicite à la Déclaration universelle des droits de l'Homme ou à l'universalité des droits humains, en s'attachant aux formulations et en critiquant frontalement ce qu'ils considèrent comme un manque de précision des termes employés dans le préambule qui peuvent prêter à des interprétations parfois contradictoires. Sur le plan procédural pur, Habib Khedher explique à La Presse que les amendements proposés seront soumis à la commission de coordination et d'élaboration de la constitution. Et ce sera le cas pour les autres rapports des commissions constituantes. Nous sommes au stade des discussions, précise encore le rapporteur général, aucun vote n'interviendra à cette étape. Lorsque la version finale du texte fondamental sera prête, elle sera votée article par article, ensuite dans son ensemble à la majorité des deux tiers, rappelle-t-il. Les pronostics du temps nécessaire sont difficiles à faire mais au rythme où vont les choses, plusieurs semaines de débat long et rude sont à prévoir. Pour mettre au parfum nos lecteurs, voici les propos de trois constituants recueillis par La Presse, constituants qui étaient coalisés au pouvoir, qui sont séparés au parlement et l'assument haut et fort pour certains. Samia Abbou : « Si vous voulez fonder un Etat théocratique, il faudra faire une révolution avec d'autres slogans, pour le moment ce n'est pas le cas » Le préambule doit annoncer la philosophie de la Constitution et être la référence pour toute interprétation. D'autre part, la constitution doit être elle-même la référence et non pas renvoyer à une autre source. Sinon, l'article 7, par exemple, tel que formulé, stipule que l'Etat garantit les droits de la femme. Si on se tourne vers le préambule, avec les «thawabet et les maqassed» (constantes et finalités), on peut se retrouver avec la polygamie comme un droit que l'Etat doit garantir car la polygamie signifie, aux yeux de certaines, une chance pour les femmes non mariées et un moyen de lutter contre le célibat des femmes. Par conséquent, on peut s'attaquer sur cette base même à la constitutionnalité de l'article 18 du CSP qui interdit la polygamie. La Constitution telle qu'elle est annoncée par le préambule ne garantit plus les droits des citoyens, et je dois insister sur le fait que notre problème n'est pas la religion mais son interprétation. Il faut savoir que pour certains, les « thawabet» comprennent les châtiments corporels, les «houdouds». Et si cette minorité, par le hasard des urnes, se retrouvait un jour majoritaire au parlement, elle élaborerait des lois qui s'opposent au caractère civil de l'Etat et défendent l'application de la lapidation... Cette Constitution peut être à l'origine de l'abrogation des lois qui fondent l'Etat tunisien et font sa spécificité. Nous voulons une constitution qui soit au-dessus des gouvernants et des gouvernés, qui ne renvoie pas à une référence sujette à plusieurs interprétations qui peuvent se contredire. Par conséquent, je n'accepte pas cette version. Je parle en mon nom, et en tant que parti, aussi, nous avons la même orientation. En outre, la formulation du préambule manque de précision et est émaillée de termes métaphysiques. Si je fais le lien avec le contenu de la vidéo de M.Ghannouchi qui annonce son défaut de maîtrise sur les institutions de l'Etat, je dis que c'est très grave. Avec une telle constitution et un parti qui ambitionne de maîtriser les institutions de l'Etat, c'en est fini de nous. Vous voulez fonder un Etat théocratique, il faudra faire une révolution qui porte d'autres slogans. Pour le moment ce n'est pas le cas. Mouldi Riahi : « Dans la Constitution, il n'y a pas d'alliés, nous sommes alliés avec nos choix seulement, ici chacun défend ses valeurs» Les questions relatives au caractère civil de l'Etat et à toutes les libertés fondamentales, individuelles ou collectives nous renvoient à la naissance même d'Ettakatol. C'est un parti créé pour défendre les valeurs universelles et les principes fondamentaux, sans lesquels il n'y a aucune instauration de la démocratie. Nous sommes toujours fidèles à cet acte de naissance. Nous avons toujours pensé que la question de la Constitution est une véritable bataille, pour d'abord garder les acquis mais aussi les enrichir. La Constitution actuelle ne doit pas être une régression par rapport à la Constitution de 59. Je suis moi-même avec Mme Jeribi deux membres de cette commission du préambule et des principes fondamentaux. Je peux dire très modestement que dans ce texte il y a les empreintes de notre parti sur de nombreuses questions soulevées. Mais, certains nostalgiques posent de nouveau la question de la charia, nous députés et ceux du courant ouvert d'Ennahdha avons ancré la démocratie, avec un certain référentiel à l'Islam. Nous avons une lecture d'un Islam des lumières qui défend les libertés et l'égalité. Sinon comme nous l'avons dit et redit à la Constituante, il n'y a pas d'alliés, on est allié avec nos choix seulement; ici chacun défend ses valeurs. Ettakatol a dix-huit ans d'existence, ce n'est pas aujourd'hui qu'on va lâcher la bataille qu'on a livrée pendant très longtemps contre le despotisme de Ben Ali. Nous voulons, avec d'autres qui portent le même esprit démocratique, offrir une Constitution qui réponde à l'attente de la Tunisie moderne, démocratique et ancrée dans les libertés. Oui au référentiel à la déclaration des droits de l'Homme. Nous voulons mettre une touche dans ce sens. Et quand on se réfère à l'Islam dans ses constantes, nous avons dit l'essentiel, nous voulons aussi nous référer à la déclaration universelle dans ses constantes. Farida Laâbidi : « Si vous voulez inclure la référence à la Déclaration universelle des droits de l'Homme, il faudra également mentionner le Coran » Les amendements sont nombreux, ceux qui ont revendiqué l'inclusion de la charia ne sont pas tous des députés d'Ennahdha. Pour le caractère civil de l'Etat, je considère que le consensus qu'il y a autour de l'article 1er ne fait aucun doute, et il n'y a aucune nécessité à ajouter le caractère civil de l'Etat, puisque dans le préambule, le caractère civil de l'Etat est explicitement mentionné. Quant aux valeurs universelles, il faut faire un choix ; ou bien renvoyer aux textes et aux chartes et dans ce cas il faudra également mentionner le Coran. Parce que nous considérerons en tant que musulmans que l'universalité est également comprise dans le Coran. Ou bien se référer aux valeurs universelles sans citer aucun texte, aucune source. C'est ce choix consensuel qui a été fait. Nous considérons qu'un esprit de concorde règne dans la rédaction du préambule. Le vote n'a été invoqué que dans des cas très rares à l'intérieur de la commission au moment de l'élaboration. Le contenu du préambule bénéficie de l'adhésion de presque tous, il faut le reconnaître. En ce qui concerne quelques points litigieux comme le conseil supérieur de l'Islam, celui-ci n'a pas été voté dans le rapport de la commission des droits et libertés, mais la question sera débattue en plénière. Ça promet donc...