Pour rendre hommage à ceux qui lui ont prêté main-forte durant le tournage de son film, à ceux qui lui ont fait confiance en lui dévoilant leurs blessures et leurs moments de faiblesse et d'émotion, Sami Telili a choisi de projeter son film Maudit soit le phosphate sur les lieux du tournage, à Redayef même. A cette occasion, la salle des fêtes du quartier européen, qui servait jadis, du temps du colonialisme, de salle de bal et de rencontre après la messe du dimanche, fermée depuis plus de 28 ans, a été ouverte pour accueillir le film. Le public était nombreux, hommes, femmes et jeunesse désœuvrée et désenchantée étaient là à chercher dans ce film une manière de porter leur voix. Une reconnaissance, si infime soit-elle, d'un combat qu'ils portent encore dans leur chair. Avril 2008, les évènements du bassin minier... La région est bouclée, des morts, des blessés et de nombreuses arrestations. Une date qui, dans l'agitation politique actuelle, n'est plus à l'ordre du jour. Sami Telili, cinéaste amateur de son état, revient sur ces évènements quatre années plus tard, et signe son premier long métrage en tant que professionnel. Un film qui a décroché le prix du meilleur documentaire arabe au dernier festival d'Abou Dhabi. Que reste-t-il de cette étincelle qui a probablement préparé la révolution du 14 janvier 2011? C'est la question que s'est posée Sami Telili en allant à la rencontre de ceux qui se sont soulevés pour leur droit au travail et à la dignité. Maudit soit le phosphate est loin d'être un reportage portant la voix de ceux qui ont été oubliés par les médias, ceux qui ont vécu la persécution et les arrestations et ceux qui se sont opposés aux balles réelles de la machine d'oppression. Le film s'ouvre avec un poème visuel, mettant en avant le paysage aride du bassin minier, racontant les péripéties d'une région laissée pour compte malgré sa richesse. Les personnages du film, entre autres Moudhafar et Béchir Laâbidi, Adel Jayar, Adnane Hajji, Haroun and Co, se dévoilent en toute dignité, se présentant au spectateur par leur chef d'inculpation, racontant la torture et les arrestations sauvages, les rafles en pleine nuit et surtout leur fierté de s'être opposés à la dictature et à l'injustice. Sami Telili ne s'arrête pas aux témoignages de ceux qui ont perdu leurs enfants dans les manifs, ceux qui se sont réfugiés dans ces montagnes, et ceux qui ont passé des nuits à la belle étoile sans eau et sans nourriture à rêver de liberté et d'égalité, il creuse dans un état d'esprit qui les réunit autour d'une cause juste. Entre des plans d'une extrême sensibilité soulignés par un poème écrit dans une veine épique qui sert de fil conducteur entre les différents récits de vie, l'amertume s'installe dans les propos. Que reste-t-il de la révolte du bassin minier? Des militants abattus par le manque de reconnaissance, mais la fierté s'y dégage à chaque instant. Sami Telili nous a proposé un film à deux vitesses : une remémoration des faits de 2008 entrecoupée d'éléments d'archives et d'images vidéo que les militants faisaient passer au risque de leur vie à la chaîne El Hiwar Ettounsi —seul média qui a couvert les évènements du bassin— via deux journalistes, El Fahem Boukaddous et Aymen Rezgui. Et une écriture plus cinématographique menée par la voix du poète et les textes chantés de Badia Bouhrizi. À la fin de la projection, la salle s'est soulevée, bouleversée par la charge émotionnelle du film. Le public a scandé l'hymne national. Les mères des jeunes martyrs tombés dans les affrontements avec les forces de la police sont en larmes. Sami Telili est soulagé de voir que son film n'a pas trahi ses personnages, d'avoir porté leur voix non seulement sur le grand écran mais aussi de par le monde. Ces morts à qui on a, jusqu'à ce jour, usurpé le titre de martyr, qui demandent la reconnaissance de ceux qui se sont soulevés à Redayef en 2008 et qui ne sont pas des hors-la-loi, ce sont ces mêmes voix de la Tunisie profonde qui se sentent encore aujourd'hui les damnés de la terre. Parmi les moments forts dans le film de Sami Telili, et ils sont nombreux, les paroles de Béchir Laâbidi qui résonnent encore dans nos têtes, c'est quand il dit que «l'engagement que nous avons eu en 2008 était un engagement partagé par nous tous, mes convictions étaient celles de ma femme, mes enfants, mes voisins et mes amis, qui ont été tous engagés dans un même combat» et qu'il s'est retrouvé dans la cellule mitoyenne de celle où son fils se faisait torturer, il n'a pas trouvé mieux qu'un poème pour le rassurer. Maudit soit le phosphate de Sami Telili est un film qui a réussi le difficile équilibre entre la justesse des propos, la poésie du traitement et l'engagement d'un cinéma militant, un cinéma citoyen.