Par deux fois en ce mois de novembre, la Foire du Livre puis la Faculté des Lettres du 9 Avril lui ont rendu un vif hommage pour ses travaux consacrés aux belles lettres. Retour sur une destinée assez particulière, elle-même écrite à l'image d'un roman foisonnant de suspense et de rebondissements. Dans une maison perdue quelque part dans la médina de Tunis, une famille assez modeste est réunie à grand renfort de voisines au chevet d'une femme luttant contre la mort. Moment fatidique. Les femmes retiennent leur souffle. Visages exsangues. Silence tout lourd, étouffant. Et même lorsque, quelques instants plus tard, la sage-femme traditionnelle annonce «C'est un garçon !», les présentes, en l'absence du maître de céans, sont tout juste rassurées à l'idée que l'accouchée s'en est sortie indemne. Le nouveau-né? On n'y pense même pas. De toute façon, c'est un mort-né. Comme les précédents. C'est que l'intéressée a déjà perdu par le passé un garçon et une fille qui n'ont pu s'accrocher à la vie. Pourquoi donc se cramponner à l'éventualité que ce troisième tiendrait le coup pour devoir déchanter après ? Mais tout de même, on va le voir, ce nouveau-né de très près. Le constat corrobore les appréhensions : il est frêle, de bien faible complexion, ne fait pas plus gros qu'une livre de pain. Alors, on décide : il est mort. Comme les précédents. Et au lieu d'une grenouillère, quelqu'un lui passe sur le corps un grand turban blanc en guise de... linceul. Maintenant, on s'apprête à l'enterrer. Autant en finir au plus vite. Oui, mais... il respire encore, ce petit paquet de chair flasque. Alors, on le laisse finir tranquillement. Mais il ne finit pas. Il est là. Il respire. Il ne semble pas prêt à abandonner une partie à peine entamée. A mesure qu'on le regarde, lui s'accroche. Personne n'imagine une seule seconde que ce ‘‘mort-né'' va, au contraire, tenir le coup plus de quatre-vingts ans plus tard. Et nul n'est en mesure de prophétiser que ce miraculeux deviendra, quelques décennies plus tard, l'une des plus grandes figures de la littérature tunisienne ! Les lumières de la ville Taoufik Baccar voit donc le jour en ce 31 mars 1927 à Sidi Abdessalem, quartier populaire de Tunis. Son père, quoique petit commissionnaire au Marché central, l'inscrit tout de même à l'école Khair-Eddine, à la rue du Tribunal. Durant tout le cycle primaire, le jeune écolier ne retient de la médina qu'une seule couleur : le burnous, la jebba, la chéchia, le pantalon bien ample et arrêté à la cheville, et les savates plus ou moins correctes ; lui-même enfilera cette tenue pendant bien des années. Puis, à l'année du certificat d'études, alors qu'on pense l'inscrire à la Mosquée Zitouna, un oncle paternel en décide autrement et le propulsera au Lycée Carnot. C'est alors que le jeune lauréat va découvrir la couleur de la ville européenne: costume trois-pièces, cravate ou nœud-de-papillon, et chaussures à cirage brillant... Mieux : en plus des commerces habituels de la médina, l'enfant va découvrir pour la première fois le cinéma, le théâtre et ce magasin de Bab Dzira qui propose des disques 33 tours des pionniers de la chanson égyptienne. Les lumières de la ville envoûtent le petit adolescent qui décide en son for intérieur, mais sans mots bien clairs, que sa vie sera lumières ou pas la peine. Un cursus ballotté C'est en 1941 que Taoufik Baccar s'assied sur les bancs du Lycée Carnot qui compte une poignée d'élèves et d'enseignants tunisiens comme jetés en pâture au milieu d'un monde de Français et de juifs. L'enseignement est dur, cependant que l'arabe est une matière négligée quelque peu par la direction de l'établissement. D'ailleurs, c'est chez un lointain parent que le jeune homme va puiser à discrétion dans la source des classiques arabes. Puis, quand éclate la guerre en 1942 et que l'armée nazie investit la Tunisie, le Lycée Carnot est soudain désert. Durant trois mois, le jeune lycéen se présentera seul en classe face à son professeur, un certain... Mahmoud Messaâdi. Avec le retour au calme et celui des Français en Tunisie, les cours reprennent de manière plus intense. Taoufik s'y accroche tant bien que mal. A l'orientation, il choisira les lettres classiques françaises au contact desquelles il se laisse impressionner particulièrement par Lamartine, A. de Vigny, Molière, Racine, Corneille, mais aussi la mythologie grecque. Sauf qu'à la première partie du bac, il trébuche à l'examen : une dissertation sur Voltaire ne peut lui valoir qu'un maigre 9/20. Il doit redoubler sa classe. Mais il ne la refait pas. Il se retire du Lycée et se fait fort de partir pour Annecy où il poursuit sa scolarité avec un statut d'interne. Cette première partie franchie, il revient derechef au Carnot pour la seconde partie du bac dont il passera les examens à... Aix-en-Provence et à Nice (l'arabe). De retour à Tunis, Hassen Zmerli en fera un instituteur de français, d'abord à Menzel Bouzelfa, l'année d'après à Moknine. Mais l'opium des études lui manque. Il repart en France préparer une licence d'arabe, tout en assumant les fonctions d'adjoint de l'enseignement aux lycées Turgot puis au Lycée Claude-Bernard. Et pour couronner le tout, il prépare sa thèse d'agrégation à la Sorbonne. En 1954, Taoufik Baccar est professeur agrégé d'arabe au Lycée de Radès. Un esprit vagabond Jusqu'ici, l'image qu'on peut donner du Pr Baccar est celle d'un homme très studieux, sérieux et sage. En vérité, bien des ‘‘écarts'' ont rendu difficile, parfois boiteux, son cursus. Adolescent puis jeune adulte, Taoufik Baccar a tout aimé et tout fait. De lui-même, il dit : «J'ai toujours eu un esprit vagabond». D'abord scout, il s'adonne ensuite au foot, s'inscrit un peu plus tard au Parti communiste tunisien, est très passionné de cinéma et de théâtre, est féru – évidemment – de littérature, et a failli être peintre. Un touche-à-tout aux passions multiples qui eût pu, sans le don et le talent, les rater toutes à la fois. Les lumières, à ses yeux, sont les arts, néanmoins «La littérature reste l'art suprême», estime-t-il. On ne compte plus – lui non plus, du reste – les articles de presse écrits par Taoufik Baccar un peu partout (Jeune Afrique, Le Monde, journaux arabes et tunisiens). Sa plume, qu'il manie de gauche à droite comme de droite à gauche, a servi en particulier la revue Attajdid qu'il crée en 1960 avec le Pr Mongi Chemli, Béchir Turki, Chedly Fitouri et Salah Guermadi. C'est une revue littéraire et intellectuelle qu'il remplacera plus tard par La tribune du progrès. Du temps où il collaborait avec la Maison Arabe du Livre avec M. Mohamed Masmoudi, alors vice-président de la Maison, il créa avec ce dernier en 1979 la collection Les sources de la modernité qui compte aujourd'hui plus de soixante-dix titres, pour la plupart des romans en arabe littéraire publiés par Sud Editions. Mise sous sa direction, la collection porte régulièrement, depuis trente-trois ans, son empreinte. Pour les jeunes romanciers comme pour les romanciers confirmés, Taoufik Baccar reste l'encadreur, le superviseur, le conseiller surtout. D'où le succès et la notoriété de la collection. En 1982, il cosignera avec Salah Guermadi son premier important ouvrage Ecrivains de Tunisie. Dans un deuxième temps, il préfacera avec beaucoup de brio les œuvres de Mahmoud Messaâdi, Emile Habibi, Mahmoud Derouiche, Taïeb Salah, Salah Guermadi... On lui doit également Les Poétiques (ouvrage d'analyse d'une dizaine de grands poètes classiques), suivi de Qassassyyet ; puis, Le roman et la nouvelle dans la littérature tunisienne. A l'heure actuelle, sont déjà parus les deux premiers volumes (sur quatre prévus) des œuvres complètes d'Ali Douagi. Ce que peu de gens savent, c'est que Taoufik Baccar a écrit aussi de Beaux-Livres où il présente de grands noms des arts plastiques tunisiens, lui qui n'a pas trouvé le temps de devenir peintre. Sur son agenda, plusieurs projets en instance, dont une biographie de Douagi, une présentation de textes rares d'Aboul Qacem Chebbi, un ouvrage sur le théâtre tunisien et bien d'autres inédits. Le rescapé Face au long-métrage de sa vie d'élève avec tarbouch, de jeune scout sillonnant le pays de long en large, de footballeur, d'étudiant-voyageur, de militant (au Parti communiste), de rédacteur, de préfacier, d'écrivain et d'encadreur de la jeune génération, Taoufik Baccar demeure un instant rêveur. Puis, il pouffe de rire : «Quand je pense que j'aurais pu être enterré il y a déjà 85 ans...».