Par Habib CHAGHAL Il est peu probable que le président Moncef Marzouki se soit associé à la décision de son parti,le CPR, qui s'est engagé avec le parti Ennahdha de M. Rached Ghannouchi pour proposer un projet de loi à l'ANC ayant pour objectif l'exclusion de la scène politique tunisienne de milliers de responsables de l'ancien pouvoir, il est même certain que l'actuel président n'est pas dupe au sujet des véritables intentions de son partenaire principal au sein de la Troïka, à savoir l'empêchement des destouriens de participer aux prochaines élections présidentielles et législatives afin de gagner ces élections et établir un état à référence religieuse. M. Marzouki, qui connaît très bien le vrai projet de société du parti Ennadha, semble, par son mutisme au sujet de la proposition défendue par son parti, privilégier les intérêts de celui-ci aux dépens de l'intérêt supérieur de la nation, sinon comment pourrait-il justifier la participation de son parti à un projet qui permettrait au parti Ennahdha d'éliminer la seule force politique capable de mettre en échec son projet d'un Etat islamique à moyen terme. Faudrait-il qu'il regarde un peu ce qui se passe en Egypte pour s'en convaincre. Heureusement que malgré un forcing sur les médias pour tenter de convaincre l'opinion publique de l'objectif avoué, c'est-à-dire la sauvegarde des objectifs de la révolution — à laquelle ils n'avaient pas participé —, les responsables du parti Ennadha n'ont pas réussi à convaincre les forces politiques libérales et la société civile du bien, fondé de ce projet de loi. Si Ettakatol semble s'écarter du projet élaboré par le groupe d'Ennahdha à l'ANC, c'est certainement que le président de l'ANC ne voudrait pas assumer une responsabilité que l'histoire ne lui pardonnerait pas : il ne voudrait pas se porter complice d'une islamisation probable de l'Etat tunisien. Il est indéniable que le parti de M. Rached Ghannouchi ne survivrait pas à un projet d'un Etat civil car ses militants sont recrutés dans une mouvance qui croit, à tort ou à travers, que la charia devrait être le fondement de l'Etat tunisien et certains d'entre-eux ne souhaitent pas enterrer la déclaration de M.Hammadi Jebali au sujet du sixième califat. M.Ghannouchi qui semble être l'unique professionnel en politique au sein de son parti, eu égard à la piètre prestation du gouvernement, n'est pas prêt, comme il l'a expliqué dans une récente vidéo, à retarder longtemps son projet d'un Etat religieux défini en détail dans le programme fondateur de son parti, le MTI. Contrairement au président de la République, M.Ghannouchi a dû bien analyser les résultats des élections de l'ANC et il se serait bien rendu compte que les listes apparentées aux destouriens, malgré l'exclusion due à l'article 15, avaient obtenu plus de huit cent mille voix, ce qui pourrait constituer un réel danger à son projet final si les partis destouriens se présentaient unis lors des prochaines élections. M.Ghannouchi est sans aucun doute convaincu que les partis libéraux, ses partenaires au sein de la Troïka, ne constituent aucun danger électoral pour sa formation politique et donc pour son projet. La proposition concernant l'exclusion des destouriens ne vise pas essentiellement et uniquement à punir les responsables de l'ex-RCD pour s'être solidarisés avec le régime de Ben Ali comme le répètent à longueur de journée ses défenseurs, mais elle ouvrirait aux nahdhaouis la voie vers l'adoption et la concrétisation de l'Etat religieux promis par M.Rached Ghannouchi à ses adeptes de l'intérieur et de l'extérieur. C'est cela le véritable enjeu du projet de loi présenté à l'ANC. Les forces de gauche qui étaient aux premiers rangs durant les soulèvements populaires de décembre 2010 ne s'y sont pas trompés en s'opposant à ce projet de loi car elles se rendent déjà compte qu'il est beaucoup plus difficile d'affronter un pouvoir politique de référence religieuse que de se débarrasser d'un despote dans un Etat civil. Faudrait-il espérer que le président de la République, un ancien grand défenseur des droits de l'Homme, se désolidarise d'une proposition pleine de conséquences graves pour l'avenir de notre société? Devrait-on rappeler que les bouleversements historiques dans le monde, comme l'a démontré l'affaire Bouazizi chez nous, sont provoqués généralement par un événement apparemment anodin ? Les promoteurs du projet ont tendance à oublier que les destouriens sont exclus jusqu'à ce jour de toute participation politique aux instances nationales, conséquence du fameux article 15. Pourtant, malgré cette exclusion, la gestion des affaires est loin d'obtenir l'adhésion des Tunisiens (Gabès, Sidi Bouzid, Kasserine, Siliana...) et semble même conduire à une impasse très dangereuse. Le développement de la Tunisie et l'édification d'un régime démocratique ne passent ni par le projet d'Ennahdha ni par l'exclusion des destouriens de la vie politique. M.Ghannouchi devrait renoncer sincèrement à son projet et les membres nahdhaouis de l'ANC feraient mieux de s'occuper de l'élaboration de la constitution que de s'acharner vainement à réexclure les destouriens de la vie politique. Dans une «opinion» publiée par le journal La Presse de Tunisie le 9 mars 2011(*), j'avais montré que les soulèvements populaires dans les régions ne pourraient s'arrêter que par une participation effective des représentants de ces régions aux programmes de développement les concernant à travers un mode de gouvernance régional et local approprié . Il serait vain de chercher ailleurs, c'est-à-dire à travers un équilibre des rapports de force entre les partis politiques et les organisations nationales, la stabilité dans les régions. ––––––––––- * (La révolution tunisienne à l'épreuve du temps et de l'espace)