La justice transitionnelle, tout le monde en parle, tout le monde s'y immisce, mais personne ne détient les clés de sa concrétisation. En effet, le projet de loi organique y afférent, élaboré par une équipe chapeautée par le ministère des Droits de l'Homme et de la Justice transitionnelle, a suscité un tollé général, y compris parmi ceux qui y ont contribué, en raison des lacunes et carences qu'il comporte. D'ailleurs, ce sont les victimes qui en payent le lourd tribut. Pis encore, ces victimes, plus que jamais en proie à la détresse et au désespoir, risquent d'y renoncer pour verser derechef dans le silence. Voilà ce qu'ont convenu d'admettre des conférenciers réunis, hier à Tunis, dans le cadre d'une conférence scientifique tenue par l'Observatoire tunisien de l'indépendance de la magistrature, avec le soutien de la Fondation Hanns-Maghreb sur le thème «Le prisonnier politique et la justice transitionnelle». Dans un exposé intitulé «Les victimes par rapport au processus de dialogue et à la loi», Hela Boujnah, professeur à la faculté de Droit et des Sciences politiques de Sousse et chercheuse en justice transitionnelle, a fait remarquer que le projet de loi sur la justice transitionnelle, basé sur les rapports élaborés par les comités régionaux du dialogue se réfère peu aux victimes. C'est que ce projet s'attarde dans ses articles sur la compensation des préjudices subis, sans jamais insister sur la reddition de comptes. Ce qui favorise l'impunité des violeurs et oppresseurs et aggrave la plaie de la victime. La même intervenante a, dans la même perspective, indiqué que le projet dont il est question ne contient pas une liste exhaustive des crimes qui peuvent relever des spécialités de l'Instance nationale de la liberté et de la dignité. Tout autant qu'il ne mentionne le concept de malversation qu'au niveau de l'article 47, bien que les victimes s'y attachent irréductiblement, vu les atrocités générées par ce genre de conduite. La chercheuse en justice transitionnelle a également désapprouvé la négligence de la logique émotionnelle pour focaliser l'intérêt uniquement sur le côté légal et pragmatique de la chose. Ce qui développe le sentiment de marginalisation chez les victimes. Dans la même optique, l'avocat et militant associatif Wissem Echebbi a affirmé que le dossier de la justice transitionnelle en Tunisie est, à bien des égards, fort comparable au syndrome de Stockholm (un terme désignant la propension des otages partageant longtemps la vie de leurs geôliers à développer une empathie, voire une sympathie ou une contagion émotionnelle avec ces derniers). Le même orateur a, ensuite, contesté l'impunité des tortionnaires d'autrefois, soulignant que plusieurs responsables sécuritaires ayant tragiquement malmené leurs victimes occupent encore leurs postes, forts en cela du soutien de ceux qui les considèrent indispensables au maintien de la stabilité. L'avocat qui s'exprimait tantôt tristement, tantôt sur un ton aigu a, de surcroît, annoncé qu'avec le décret-loi n° 47 de mai 2011, l'accès aux archives de la police politique et du ministère de la Justice relève toujours d'une action envisageable et non point d'une action réalisable. C'est pourquoi il a appelé à la mise en place d'archives rassemblant tous les dossiers ayant trait aux violations et atrocités commises afin d'établir la vérité et de préserver la mémoire nationale. S'agissant du volet dévoilement de la vérité, le même intervenant a fait valoir l'obligation de faire la quête de la vérité judiciaire, outre la vérité historique, car seule la première permet de condamner les coupables. De ce point de vue, il a exhorté à la non-adoption, comme exemples, de l'expérience marocaine que certains militants des droits de l'Homme considèrent comme une donation royale par laquelle Mohamed VI a essayé de dédouaner le lourd héritage de son père, et de l'expérience de l'Afrique du Sud où l'aspect ethnique de la composition de sa population était de la partie. M. Echebbi n'a pas manqué, du reste, de manifester son opposition à l'appellation choisie: «instance de la vérité et de la dignité» pour ainsi proposer qu'elle soit dénommée «L'instance nationale supérieure indépendante de la justice transitionnelle». Et de souligner que «la constitution doit émaner exclusivement de la société civile».