Le dialogue régional sur la justice transitionnelle a démarré, hier, à Tunis, sous le signe «Visions et conceptions». Lors d'une séance dont les travaux ont été coordonnés par M.Walid Rahmouni et à laquelle ont pris part diverses composantes de la société civile, la parole a été donnée à certaines victimes et à quelques représentants d'associations ainsi qu'à d'autres activistes en la matière. Les victimes, profondément émues pour la plupart, se sont montrées peu confiantes en la volonté des politiques et en la justice pour la réparation de leurs préjudices physiques et moraux, du fait de l'impunité qui dure de leurs offenseurs et tortionnaires. De ce point de vue, l'ancien prisonnier politique Zouheïr Zouidi et représentant de la Commission des prisonniers de l'Union générale des étudiants tunisiens, a fait remarquer que l'on ne peut pas parler de justice transitionnelle, tant que les secteurs les plus impliqués dans la torture et l'oppression des victimes ne sont pas encore assainis. «De quelle justice transitionnelle parle-t-on alors que ceux qui ont sauvagement torturé bien des Tunisiens sont toujours là, opérant dans l'impunité totale ? Mes tortionnaires du ministère de l'Intérieur et les juges qui m'ont injustement condamné sont encore à leurs postes. Je les connais tous. Mon cas s'applique à plusieurs collègues qui, tout comme moi, souffrent intensément à la vue de leurs bourreaux vivre joyeusement sans regrets ni remords. Quand certains parlent de réparation matérielle, cela ne fait que remuer le couteau dans la plaie, car nos préjudices moraux sont pour la majorité irréparables. Nous sommes jusqu'à présent patients en attendant le cours de la justice. Mais, dès que l'on s'assure que cette justice nous manipule pour une raison ou une autre , nous descendrons dans la rue pour une revanche personnelle», a égrené Zouheïr. Le même ton pessimiste a marqué les propos de Hassine Ghodbani qui a passé 18 ans de sa vie derrière les barreaux. Là-bas, comme il l'a affirmé, l'homme était tragiquement malmené par ses tortionnaires. «Les victimes des violations des droits de l'Homme vivent aujourd'hui avec des maladies chroniques dangereuses et souffrent de profonds traumatismes psychologiques. Je propose, donc, de leur consacrer des équipes médicales spécialisées afin de les réintégrer dans la vie sociale en les assistant moralement, surtout. Car, les affres de la torture, seuls ceux qui en ont fait l'amère expérience savent la douleur et l'intensité», a-t-il indiqué, tristement, avant de céder la parole à d'autres prisonniers politiques qui ont abondé dans le même sens. Une équipe judiciaire spécialisée Tantôt énergiques, tantôt agités, voire, poignants et susceptibles de compassion, les témoignages des victimes ont provoqué de multiples interrogations soigneusement formulées par certains intervenants : «Comment établir la vérité ? Quels outils pour accélérer le cours des enquêtes ? Et quelles seraient les mesures à prendre en toute urgence afin de rassurer les victimes ? Rebondissant aux deux premières questions, M. Ahmed Souab, magistrat administratif, a noté que le processus de la justice transitionnelle en Tunisie traîne encore, du fait du laxisme sinon, dans le meilleur des cas, de la partialité des parties intervenantes. «Nous remarquons — ce n'est qu'un exemple—, que les victimes des incidents du bassin minier sont encore livrées à elles-mêmes. Rien n'a changé pour ces gens, malgré l'ancienneté de leurs doléances. D'où la nécessité de réviser les démarches adoptées», a-t-il précisé. Le magistrat administratif a, de ce fait, appelé à accélérer les procédures avant que la mémoire collective ne s'affaiblisse, et ce, en formant une équipe judiciaire spécialisée pour trancher définitivement les doléances. «Cette équipe judiciaire devra opérer en toute indépendance et conformément aux principes et objectifs de la révolution de la dignité. Tout autant qu'elle doit se limiter à un délai de trois ans pour ce qui est de l'examen final de ce grand dossier. Ajoutons, que le rôle du gouvernement dans ce dossier devrait être uniquement d'ordre logistique et organisationnel», a-t-il déclaré. Les représentants du tissu associatif, dont M.Mouaouia Ben Mustapha, président de l'association «Juste un geste», ont appelé à la création d'une instance supérieure pour la justice transitionnelle qui aura les compétences requises pour mieux se pencher sur la question. Un objectif dont la réalisation est tributaire selon eux de la disposition du ministère de l'Intérieur à rendre accessibles à cette instance les dossiers de ses archives. Ils ont également exhorté les médias tunisiens à ne plus permettre aux symboles de la malversation, de la torture et de l'oppression sous le régime déchu, d'apparaître médiatiquement, afin de mieux calmer les esprits et d'apaiser la souffrance des victimes. Ce débat alliant confessions et propositions a préparé la tenue dans la même journée de cinq ateliers supervisés par cinq commissions, à savoir la commission de l'établissement des faits, la commission de la réparation et de la réhabilitation, la commission des poursuites en justice, la commission de la réforme des institutions et la commission de la réconciliation.