Par Abdelhamid Gmati Le spectacle de ces foules déferlant sur l'avenue Bourguiba, ce lundi 14 janvier, était décevant. Il y a deux ans, les Tunisiens qui avaient envahi cette même avenue pour exiger le départ du dictateur et la fin d'un régime despotique, formaient un seul peuple. Citoyens lambda, hommes politiques, avocats, magistrats, intellectuels, universitaires, étudiants, artistes, journalistes, représentants d'associations, hommes, femmes, jeunes et moins jeunes, criaient à l'unisson «Dégage ». Pour la commémoration du deuxième anniversaire de la révolution, les Tunisiens sont encore venus nombreux mais dispersés, désunis, pratiquement en frères ennemis. Tout le monde voulait être là, mais chacun voulait se distinguer, se montrer plus révolutionnaire que les autres, y compris (surtout) ceux qui étaient absents il y a deux ans. On aurait souhaité que cette occasion permette de resserrer les rangs, de réunir les efforts, de réaliser le consensus vers un objectif commun : mener à bien cette révolution et construire une Tunisie démocratique, moderne, viable et vivable. Au lieu de cela, au lieu du même drapeau tunisien, on a eu droit à plusieurs drapeaux, chaque parti brandissant le sien, hurlant ses revendications, affichant ses particularités et vilipendant les autres. Au lieu de chanter la Tunisie, on s'est régalé avec plusieurs partitions basées sur les intérêts partisans. Le président de la République provisoire, M. Moncef Marzouki avait parlé la veille de «deux Tunisie», l'une de 2 millions et demi d'habitants, pauvre et «qui a peur que la Révolution ne puisse rien changer à leurs conditions», l'autre «qui ne craint pas pour son niveau de vie mais pour son mode de vie». En fait les divisions sont plus nombreuses. D'abord, en cette journée de commémoration commune, la «Tunisie officielle» s'est isolée à La Kasbah pour une rapide cérémonie officielle, en présence des invités étrangers ; on aurait souhaité que les dirigeants du pays soient en tête d'une marche commune sur l'avenue Bourguiba et l'avenue Mohamed-V. Cérémonie ponctuée par la signature d'un pacte social, hautement symbolique, mais dont étaient exclus deux autres syndicats. Les partis politiques, eux, se sont partagé les deux avenues sus-citées pour brandir des slogans souvent aux antipodes : «Liberté, dignité, emploi, égalité, développement » pour les uns ; « charia, état islamique», pour d'autres. Et bien entendu, d'autres slogans de haine et d'exclusion, contre les laïques, les journalistes, les autres partis (en particulier Nida Tounès), pour les inévitables Ligues de protection de la révolution et quelques groupuscules salafistes. Des échauffourées ont eu lieu, des provocations et même des agressions et menaces de mort contre deux journalistes bien connus. Tunis ou plutôt le centre de la ville ressemblait à une Tunisie à part. Car, ailleurs, la population dans les régions, n'avait pas le cœur à la fête et poursuivait ses revendications, et ses sit-in, demandant la fin de la marginalisation, de l'emploi, du développement, de la sécurité. Les manifestants de Jradou et de Jendouba ont dû subir le matraquage et les gaz lacrymogènes. Une autre Tunisie. Ce qui est navrant c'est cette tendance, de plus en plus répandue, à diaboliser les autres, à vouloir les exclure. Cela a eu lieu ce lundi mais cela a cours quotidiennement à l'ANC, et dans les médias. Certes, l'un des acquis de la Révolution (voire le seul) est cette liberté d'expression. Et tout le monde en use. Ça parle, ça bavarde, cela ressemble même à du caquetage. Mais a-t-on le droit de dire n'importe quoi ? Peut-on diffamer, accuser, exclure, semer la zizanie et la division, impunément ? Là, les médias se rendent complices, même malgré eux. Ils devraient être plus attentifs dans leurs invitations et ne pas diffuser les propos extrémistes. Certes, on ne peut pas pratiquer l'exclusion arbitraire et chaque parti, chaque association a droit à s'exprimer et à être invitée sur les plateaux et les colonnes des médias. Encore faut il que ces invités se concentrent sur leurs opinions, leur vision des choses, sur leurs programmes, leurs propositions. Encore faut-il aussi qu'ils soient représentatifs. Ce qui, à l'évidence, n'est pas le cas. Ceux qui crient le plus fort pour diffamer, exclure, exiger des règlements de comptes sont le plus souvent de toutes petites formations dont les membres ne rempliraient même pas un minibus. Il y a tous ces prédicateurs qui appellent à la haine, à la division, au meurtre ; idem pour ces LPR et ces salafistes. Quelle représentativité ont-ils pour vouloir parler au nom du peuple ? On citera aussi, à titre d'exemple, le CPR dont le nombre de défections de ses membres, a fortement réduit sa représentativité. Ce qu'il en reste, au lieu de retrouver ses principes de départ et de faire des propositions constructives, s'évertue à vouloir exclure ses adversaires les plus en vue et à rechercher quelques fauteuils au gouvernement. Idem pour le tout petit Wafa, formé essentiellement des transfuges du CPR et qui ne parle que de règlement de comptes et d'exclusion. Que représente-t-il en termes d'adeptes et de popularité? Qui l'a mandaté pour « assainir le pays » ? Son chef, l'inénarrable Abderraouf Ayadi, fait montre d'une telle hargne dans son dénigrement de Bourguiba, de Caïd Essebsi et dans ses demandes d'exclusion, de lutte contre la corruption et dans sa recherche du pouvoir, que d'aucuns comparent à Robespierre (l'un des acteurs de la Terreur lors de la Révolution française de 1789). Faut-il lui rappeler, ainsi qu'aux autres, que Maximilien de Robespierre, qui s'est acharné à envoyer beaucoup de gens à la guillotine, a fini par être lui même guillotiné.