L'art du discours se cultive dans l'élément du loisir : il y faut un esprit libéré des préoccupations du quotidien, il y faut une prédisposition à cultiver son jardin, jardin secret ou jardin ouvert aux visiteurs. Et c'est dans ce jardin que poussent et éclosent ces " fleurs de rhétorique " dont nous vous parlons chaque semaine. Mais le rappel n'est pas inutile qui souligne que, pour véritablement embaumer et briller aussi de tout leur éclat, ces fleurs doivent être soutenues par une voix qui porte et par une gestuelle ample et juste : c'est, en effet, ainsi qu'elles retrouvent leurs racines natives, qui ne sont autre chose que le corps vivant de l'homme lorsqu'il est pris du désir de parole... et lorsque le parleur a su aussi donner son dû à cette part théâtrale de son art. Platon le disait déjà : dans l'écrit, la parole est orpheline. C'est vrai, l'écrit fixe la parole ailée. Il l'oblige à dompter sa légèreté, à rendre compte dans la durée de ce qu'elle énonce par-delà ses élans. Mais cela n'est pas sans contrepartie. Les premiers inventeurs de l'écrit étaient des comptables : ils avaient, dans les premières civilisations agricoles, à gérer les stocks des récoltes, en précisant pour chaque produit sa provenance, sa quantité, sa qualité, son prix... Mais cette scission entre la parole muette de l'écrit et la parole sonore du discours proféré ou déclamé ne condamne pas la première à être livrée à sa solitude, à sa servitude. Au contraire, à la faveur de l'espace ouvert, se déploie l'art du discours de telle sorte que l'écrit supporte et magnifie le jeu scénique de la diction et que, de son côté, ce dernier laisse mieux apparaître le génie vivant et poétique du texte écrit. Et c'est ainsi que les mots que nous écrivons dans une langue ou une autre en viennent finalement à vivre leur vie propre, à parler avant même qu'on ne les fasse parler dans un propos précis. Ils échappent à la logique comptable. Des ailes leurs repoussent et l'on ne sait plus vraiment si parler c'est utiliser des mots ou si ce n'est pas plutôt laisser résonner en soi le libre et joyeux battement de leurs ailes... On suivra ici ce qui est dit à ce sujet dans notre rubrique " Désir de comprendre ", où l'on parle des mots comme de valises, parce qu'ils portent en eux la mémoire de leurs voyages passés, tout autant peut-être que de leurs rêves de départ. Mais il arrive aussi que les mots soient violemment dépouillés, arrachés à ce terreau qui leur donne la vie et l'aptitude à voler : l'imagination. Ils sont comme ces enfants à qui on interdit de jouer. Et ce mal peut frapper certaines langues, de telle sorte qu'elles perdent leur pouvoir à devancer le réel et qu'elles sombrent dans des mimétismes qui ne font que trahir leur chute.