Par le Pr Nebil RADHOUANE Non, le titre de ce billet n'a rien de péjoratif. Certes, il s'agit bien de l'étymon grec qui a donné le mot hypocrisie mais, à l'origine, le mot latin hypocrita, emprunté au grec hupocritès, signifiait : «acteur», «comédien», sans aucune connotation négative. Comme de toute racine, il reste toujours quelque chose, on aura donc compris que l'hypocrite puisse avoir des affinités avec l'acteur, dans la mesure où, lui aussi, joue le rôle du «parfait honnête homme»! L'hypcorisis est en réalité la quatrième partie de l'ancienne recette rhétorique qui en prévoyait cinq: l'heurèsis, la taxis, la lexis, l'hypocrisis et la mnémè. A ces parties correspondaient en latin respectivement : l'inventio, la dispositio, l'elocutio, l'actio et la memoria. Sur les cinq parties, seules les trois premières participent de la sémiotique des mots, un : chercher ses idées dans le réservoir commun des arguments et des lieux, deux: disposer les idées trouvées suivant un plan logique et cohérent, trois : les mettre en mots en cherchant les belles tournures, les figures de style et, c'est le cas de le dire, les «fleurs de rhétorique». Les deux dernières parties, à savoir l'actio (hypocrisis) et la memoria (mnémè), participent d'autres systèmes de signes et sortent du cadre des mots : la première relève du code théâtral, la seconde, comme le dénotent clairement les étymons, sollicite la mémoire. De quoi s'agit-il au juste ? Eh bien, lorsque l'orateur a trouvé ses arguments, les a classés suivant leur importance puis les a exprimés joliment, vient le moment de l'actio (hypocrisis) où il doit «jouer» son discours. Interviennent alors la bonne diction, la voix porteuse et claire, le débit mesuré et l'intonation expressive, sans oublier la gestuelle, souvent persuasive quand l'orateur, avocat, homme politique ou conférencier, utilise ses mains, allonge une moue ou quitte carrément son siège pour parler debout ou en marchant. Il arrivait à Lacan, raconte-t-on, de ponctuer son cours d'une longue série de va-et-vient silencieux. Les discours de Bourguiba étaient, par intermittence, entrecoupés de moments de silence (ou de «fin silence» comme eût dit Barthes). Quelque chose de plus fort que les mots articulés s'y exprimait alors, auquel s'ajoutaient la profondeur et la percussion du regard, et quel regard! L'on sait aussi que Diogène le Cynique (413- 327 avant JC) persuadait souvent par le geste et philosophait par l'actio plutôt que par les mots. Il aurait craché au visage d'un satrape pour n'avoir pas trouvé coin plus sale, justifia-t-il, dans tout le château qu'il lui faisait visiter. Il se serait promené dans les rues d'Athènes, en plein jour, avec une lanterne à la main, et à ceux qui lui demandaient pourquoi il répondait : «Je cherche un homme !». Enfin, pour réfuter la théorie de Zénon qui pensait, contre Héraclite, que rien ne bouge et que tout est immobile, il se serait mis à faire le va-et-vient devant quelques disciples pour leur prouver le contraire. Avec le geste, interviennent les arguments de la voix et de la prononciation. Peut-on être un bon orateur, peut-on avoir une bonne rhétorique, sans avoir une belle diction ? Non, et c'est en contradiction avec le sens même de l'art oratoire, art oral par définition, qui meurt d'être seulement conçu ou d'être seulement écrit. C'est pour cette raison que les rhétoriciens d'aujourd'hui, qui, pour la plupart, ont une formation essentiellement linguistique, escamotent cette partie orale et théâtrale de la rhétorique. Mais, messieurs les linguistes, si la sémiotique théâtrale sort du cadre de votre spécialité, ce n'est pas une raison pour faire de l'ignorance un prétexte et un argument! Vous avez donc tort. Car l'orateur peut être un très bon chercheur d'arguments (inventio), un excellent organisateur de discours (dispositio), un brillant créateur d'images et de procédés stylistiques (elocutio), mais cela ne le préserve pas toujours d'échouer lamentablement au niveau de la diction. Personnellement, j'étais un admirateur inconditionnel de la rhétorique de Saint-John Perse, aussi bien dans ses poésies, ses discours que ses correspondances…jusqu'au jour où j'ai entendu un enregistrement de son allocution prononcée en 1960 au Banquet prix Nobel à Stockholm. Le discours, un vrai chef-d'œuvre d'écriture, lu par son auteur, me parut alors méconnaissable : ton exagérément déclamatoire, voix sourde, prononciation raboteuse. S'il est vrai que la voix est un don de la nature, l'orateur peut tout de même travailler sa diction. L'on rapporte que les acteurs de la Comédie Française s'entraînaient à répéter leurs pièces la bouche pleine. Mais, longtemps avant, cet exercice était celui de l'orateur athénien Démosthène qui avait une prononciation défectueuse et qui parvint à la surmonter en s'obligeant à articuler des mots avec des cailloux dans la bouche. Je suis d'ailleurs absolument sûr que c'est le travail qui a donné des dictions aussi parfaites que celle de Laurent Terzieff, aujourd'hui âgé de 75 ans, encore une fois sacré aux 24es Molières (2010) et reconnu comme une légende vivante du théâtre français. Aujourd'hui, après celles de Laurent Terzieff, je tiens la diction et la prononciation de Fabrice Luchini pour l'une des meilleures que le théâtre français ait connues jamais. Bien que reléguée indûment au second plan par les rhétoriciens d'aujourd'hui, l'hypocrisis est donc une partie fondamentale de l'art oratoire. Elle s'apparente au théâtre dont elle hérite tous les paradoxes. Elle est ainsi à la fois sincère et, comme son nom l'indique, hypocrite. Un rôle bien joué nous touche, dit-on, par la sincérité de son acteur. Mais peut-on vraiment être à la fois bon comédien et sincère ? N'avons-nous pas dit, dans un précédent billet, que la modestie n'est jamais vraie et qu'elle ne peut être que simulée et fausse ? Provisoirement et pour les besoins oratoires de la cause politique ou judiciaire, on doit porter un masque et jouer la comédie. Et, paradoxalement, plus on est autre que soi, meilleur acteur on est.