Les Tunisiens savent faire contre mauvaise fortune bon cœur. Et rire en grinçant des dents au besoin. Un proverbe bien de chez nous instruit bien que l'excès de malheur fait rire (kothr elhamm ydha7ek). En cette période de pénuries, le malheur, lui, est en surabondance. Les régions sont en effervescence et les difficultés économiques génèrent des télescopages sociaux. Considérée sous cet angle, la classe politique semble bien déconnectée. Elle s'abîme dans des calculs et manœuvres de boutiquiers, et tourne le dos aux urgences et attentes citoyennes. Encore une fois, le remaniement ministériel escompté fait des siennes. Annoncé à maintes reprises, il est maintes fois reporté in extremis. Les gens n'y croient plus, tellement le manège se répète dans un cercle vicieux prosaïque et rébarbatif. Aux dernières nouvelles, le parti Wafa renonce définitivement à entrer au gouvernement. Les pourparlers sur les portefeuilles ministériels convoités par les uns et les autres semblent avoir fini en queue de poisson. Et les observateurs n'en finissent plus d'additionner les constats d'échec patent des uns et des autres. Cela donne un avant-goût tant des difficultés que de l'instabilité politique chronique escomptées à moyen et long termes en cas d'adoption du régime parlementaire. Les politologues et commentateurs avertis en conviennent: la faiblesse de la classe politique est foncièrement incompatible avec le régime parlementaire. Les expériences italienne et belge le prouvent aisément. Et l'expérience allemande le corrobore a contrario. Là, des bourgeoisies historiquement mal parties sur fond de révolutions inachevées et d'interférences de forces occultes et obscures, notamment mafieuses. Ici, un système rebâti à neuf après les dérives totalitaires du IIIe Reich. Chez nous, la classe politique porte les stigmates d'une naissance imparfaite. La bourgeoisie, les entrepreneurs végètent et ne gouvernent pas. Tout l'édifice économique et entrepreneurial est sorti des flancs de la bureaucratie étatique, sur fond de clientélisme systématique et de corruption endémique. Tel a été grosso modo le cas de 1956 à 2010. Le renversement de l'ancien régime, début 2011, n'a guère remis les pendules à l'heure. Il a propulsé aux commandes des gens inexpérimentés, mus par les seuls principes généraux démocratiques et issus essentiellement de la petite bourgeoisie. Leur modus operandi est inédit. Les mélanges des genres en rajoutent à la confusion. Les vieilles rancœurs petites bourgeoises sont remontées à la surface. Les hommes d'affaires font l'objet d'une méfiance non déguisée pour collusion avec l'ancien régime. La justice transitionnelle étant encore inopérante, ils font face à une justice sélective. Certains ont été blanchis grâce à des ralliements aux bannières des partis gouvernants, le mouvement Ennahdha en prime. D'autres croupissent dans la salle d'attente d'un mauvais sort presque certain. Dès lors, les gouvernants ne s'adossent point à une assise économique solide. Et végètent dans l'inconsistance à leur tour. Ils sont aux antipodes du système turc. Là, grâce à Erdogan et ses camarades, les islamistes éclairés et laïques de l'AKP ont noué des relations étroites avec les élites économiques anatoliennes, les PME et les classes moyennes. Au Maroc, les islamistes du Parti Justice et Développement tentent timidement une expérience similaire. Chez nous et en Egypte, les investisseurs ont peur et les classes moyennes craignent d'être phagocytées par les nouveaux gouvernants. Ceux-ci sont particulièrement avides de postulats hyper-religieux, d'esprit de revanche et de règlements de compte avec tout ce qui a trait au passé républicain. Dès lors, les gouvernants se retrouvent dans la situation initiale de l'ancien régime. Ils fondent leur suprématie de façade sur la bureaucratie et les allégeances partisanes. D'où cette faiblesse accusée de la classe politique aux commandes depuis les élections du 23 octobre 2011. L'épisode malheureux du remaniement ministériel qui traîne depuis six mois en dit long sur la nécessité de la mise à niveau profonde de notre classe politique archaïque. Encore faut-il qu'elle ne continue point à s'aveugler par les excès idéologiques et l'émeute identitaire d'un autre monde.