Les 17, 18 et 19 janvier, la scène d'El Teatro a accueilli une nouvelle production théâtrale tuniso-française, Kamikaze de Nebil Daghsen. En attendant une tournée entre Paris et Tunis pendant la saison 2013/2014, le metteur en scène et ses comédiens ont donné un avant-goût au public d'El Teatro. Nebil Daghsen est un artiste aux multiples talents. Après un album slam intitulé Jasmin rouge, qui l'a emmené en tournée avec le groupe Këlem au Liban, en Egypte, au Maroc et en Tunisie, le voilà qui revient parmi nous. Cette fois-ci, il n'est pas accompagné par des musiciens, mais par des comédiens : Nejma Ben Amor, Lassâad Salaani,Vincent Paillier, Laura Couturier et lui-même, gravitant, sur scène, autour du personnage «3005», campé par Pascal Tagnati. «3005» est le numéro de matricule de ce prisonnier condamné à mort, après avoir participé à un attentat terroriste qui a coûté la vie à des centaines de personnes, secoué les dirigeants et l'opinion publique d'un pays, jusque-là paisible. Les 90 minutes que dure la pièce sont aussi les derniers instants à vivre pour «3005». Dans sa cellule sombre, vêtu d'une combinaison rouge annonçant son heure prochaine, il est un esprit opaque pour le public. Ce dernier le découvre plutôt à travers ce que disent de lui les médias. L'image qu'on crée de ce personnage varie entre le monstre et le héro, entre la victime et le bourreau. A travers ce parti pris dans la mise en scène, Nebil Daghsen tend au spectateur un écran plutôt qu'un miroir, un écran qui l'implique, l'accuse et l'invite à la réflexion. Il en est de même pour les autres personnages qui se succèdent pour rendre une ultime visite à «3005». Quelle est le degré de responsabilité de chacun dans cet acte que seul ce kamikaze raté (sa ceinture explosive ne s'est pas déclenchée) paiera de sa vie? Une question que le metteur en scène pose et développe à travers les dialogues attribués à chacun des protagonistes qui les déclament tel un mea-culpa à la fois tendre et accablant. Dans ce processus où la parole se délie face à l'impuissance de l'acte —il est impossible de sauver «3005» de son sort—, les témoins des derniers moments du kamikaze passent du parloir à la chaise de vérité. Le Maître désigné pour le défendre est considéré par tous comme un avocat du diable. Il finira par se suicider, incompris des médias, du peuple et même de son client. Celui qui exécutera la sentence appliquée à «3005» est, quant à lui, un ange de la mort, froid et tranchant, dont le visage humain ne tardera pas à faire surface. Mais rien n'y fait. «3005» est inerte devant toute tentative de le secouer, de déceler des remords ou des justifications à son acte. C'était un militaire qui a mal tourné. Son geste a été un poignard dans le dos du système. Les manifestations de colère et d'indignation qu'il a engendrées, les appels à la révolte et à la révolution qu'il a réveillés ne se tairont pas après son exécution, mais «3005» est jugé coupable. Quand il accepte, moins d'une heure avant sa mise à mort, d'accorder une interview à une chaîne de télévision, il creuse davantage le fossé qui le sépare de l'opinion publique. Ses propos seront déformés par un montage malhonnête. C'est face à la femme qu'il aime que «3005» révèlera ses états d'âmes. Tout le reste n'est que l'image d'une image, une ombre, un reflet où il ne se reconnaît pas, ni ne cherche à se reconnaître. Entouré du début jusqu'à la fin, «3005» aura tout de même à affronter, seul, sa mort. Une mort à laquelle il semblait s'accrocher, autant que les personnages qui l'entourent ont voulu croire à ses chances de survie. De tout cela, le spectateur, derrière son téléviseur, ne recevra que des fragments étroits. Au public de Kamikaze, Nebil Daghsen désire offrir le cadre et surtout le hors-cardre, là où tout se passe vraiment.