La solennité du moment, la gravité de la situation par laquelle passe le pays et les dangers de discorde et de division qui guettent sérieusement la Tunisie n'ont pas empêché, hier, les membres de l'Assemblée nationale constituante, réunis en séance plénière extraordinaire à la suite de l'assassinat de Chokri Belaïd, secrétaire général du Parti des patriotes démocrates unifié, d'étaler leurs querelles partisanes, de se dire leurs quatre vérités et de donner une image peu rassurante, pour ne pas dire sérieusement inquiétante, sur leur conscience de la responsabilité qu'ils ont à assumer en cette étape où le pays risque de basculer dans l'horreur et la sédition. On attendait des positions à la hauteur de la gravité de la situation, un discours responsable ; malheureusement, on a eu droit à une séance de règlements de comptes, à des accusations échangées entre les uns et les autres et à une partie de surenchères le moins qu'on puisse dire indigne d'une institution constitutionnelle aussi prestigieuse et de constituants censés représenter le peuple et s'investir à concrétiser ses aspirations à la liberté, à la démocratie et surtout à la sécurité et à l'apaisement. Et c'est aux membres du bloc démocratique représentant les partis de l'opposition de déclencher les hostilités immédiatement après le mot d'ouverture prononcé par le Dr Mustapha Ben Jaâfar, président de l'ANC. Ils ont, en effet, décidé de se retirer, estimant, dans une déclaration lue par leur représentant, le constituant Mongi Rahoui «le moment n'est pas à la tenue de réunions de quelque nature que ce soit au sein de la Constituante avant que le martyr Chokri Belaïd ne soit inhumé». C'est la raison pour laquelle les membres du bloc démocratique «ont décidé de suspendre leurs activités au sein de la Constituante et de rester en état de concertations continues et de suivi des développements de la situation». Mongi Rahoui, le premier à prendre le parole, au nom du même bloc, va enfoncer encore le clou en soulignant : «Le peuple tunisien voit aujourd'hui sa révolution confisquée et volée par ceux qu'il a lui-même fait accéder au pouvoir. Ceux-là dont personne n'a enregistré la présence lors des épreuves dures de 1978, 1984 et du bassin minier en 2008, ainsi que lors de la révolution du 14 janvier 2011». Non catégorique aux surenchères Et Sahbi Attig, chef du groupe parlementaire d'Ennahdha, de sortir de ses gonds et de se lancer dans une longue diatribe dans laquelle il a dénoncé «les fausses accusations lancées gratuitement par certaines parties irresponsables contre des symboles de la Tunisie révolutionnaire. Et ce sont bien ces comportements inadmissibles, à l'instar de l'incendie, mercredi, des sièges d'Ennahdha et d'autres partis politiques, qui balisent la voie à la sédition, à la division, au chaos et au vide institutionnel». «Quant à ceux qui montent les enchères contre Ennahdha prétendant que nous avons brillé par notre absence lors des crises, je leur réponds que notre mouvement a donné 100 martyrs à la libération de la Tunisie du pouvoir dictatorial et despotique. Je leur rappelle aussi que 30 mille prisonniers parmi nos militants et militantes ont croupi durant de longues années dans les prisons de Bourguiba et de Ben Ali. Donc, personne ne peut nous reprocher quoi que ce soit aujourd'hui. Nous avons participé à la révolution comme tout le monde et nous étions le 14 janvier 2011 devant le ministère de l'Intérieur pour dire dégage au dictateur». Samia Abbou est intervenue dans le débat au nom du groupe parlementaire du CPR pour annoncer qu'elle s'engage personnellement «à poursuivre le combat pour lequel Chokri Belaïd a donné son sang et à tout faire, de ma position en tant que constituante, pour que les tueurs soient démasqués le plus rapidement possible et traduits devant la justice». Elle n'a pas manqué, toutefois, de lancer un petit clin d'œil aux constituants qui ont déserté la salle pour leur dire : «Nous respectons votre décision de boycotter les débats mais il faut que vous respectiez, de votre côté, ceux qui ont préféré poursuivre la discussion». De son côté, Mouldi Riahi, chef du groupe parlementaire d'Ettakatol, n'a pas dérogé à ses habitudes pour appeler à la pondération et «à éviter les déclarations incendiaires et les dérives que la Tunisie ne peut plus supporter». «Notre devoir, ajoute-t-il, est de poursuivre le combat commun pour la liberté et la démocratie, au service de la Tunisie et non au service d'un quelconque parti. Notre destin est d'édifier la Tunisie démocratique, dans la différence, la diversité et le respect mutuel. Nous avons un rêve commun, pour lequel notre cher martyr Chokri Belaïd s'est sacrifié. Nous sommes condamnés à le préserver et à le réaliser». Qu'on mette les points sur les i Mohamed Tahar Ilahi et Abderrazak Khalloufi, parlant au nom du groupe Liberté et dignité, ont souligné que «l'assassinat ignoble de Chokri Belaïd, étranger à nos mœurs politiques et visant en premier lieu la révolution et l'expérience démocratique, nous appelle à une mobilisation générale, à nous réveiller du long sommeil qui a frappé toute la classe politique, à mettre les points sur les i et à dire à ceux qui prétendent que l'ANC est tombée et que la légitimité issue des élections du 23 octobre 2011 est finie, que la Constituante demeure la seule autorité légitime et que leurs plans ne passeront pas». Plus explicite et précis comme on ne peut jamais l'être, Abderraouf Ayadi, chef du groupe Wafa, ne mâche pas ses mots pour dire: «Ceux qui sont habitués aux assassinats politiques et en ont fait une marque et un style quand ils étaient au pouvoir n'ont pas été longs pour instrumentaliser la catastrophe du meurtre de Chokri Belaïd pour montrer leur visage et appeler à la dissolution de l'ANC et pousser au vide politique. Aujourd'hui, les plans de ceux qui prétendent nous donner des leçons de sagesse ne sont plus un secret pour personne. Au-delà de la mort tragique de Chokri Belaïd, la lutte fondamentale oppose les forces révolutionnaires aux forces antirévolutionnaires qui ont le devoir impérieux de rendre bien des comptes au peuple». Le constituant Mohamed Allouche a longuement contesté la répartition de la prise de parole par groupes pour finir par imposer au Dr Ben Jaâfar de lui céder le micro. Il a, notamment, précisé: «Il est malheureux de consater que l'ANC a été vidée de tout pouvoir. Et ce sont les partis, en particulier ceux de la Troïka, qui sont responsables de la perte par la Constituante de sa crédibilité et de sa fuite en avant. Avec la complicité du Dr Ben Jaâfar qui a joué un rôle déterminant dans la décrédibilisation de notre Assemblée. Assez de partage du butin par la Troïka qui étale aujourd'hui ses divisions sur la place publique et dont les responsables ne cherchent qu'à préserver leurs intérêts personnels et à se positionner en vue des prochaines élections, au détriment des intérêts de la Tunisie et de sa révolution».