Par Ezzeddine Ben Hamida Mohamed Bouazizi s'est immolé car sa dignité a été insultée, ses droits bafoués, son âme outragée, sa personne blessée... Bref, c'était un geste de désespoir, d'amertume et d'abattement, mais aussi de refus de l'injustice, de reconquête de la dignité et d'estime de soi. Il s'est immolé par orgueil ! La braise de cet orgueil a fini par embraser toute la Tunisie. Et c'est la Tunisie qui a gagné en orgueil : des centaines de milliers de nos compatriotes, femmes, hommes, jeunes et sexagénaires, intellectuels et ouvriers, ont défié avec détermination le tyran, bravé orgueilleusement l'interdit et risqué courageusement leur vie. L'horreur Cependant, la révolution de l'espoir, de la dignité et de la justice s'est transformée en festin pour des fauves affamés, avides, voraces et inassouvis. Une guerre de clans, une bataille pour le pouvoir, un combat pour les portefeuilles: des attaques et des assauts sans merci, qui vont jusqu'à fouiner dans la vie privée des hauts responsables, des directeurs de cabinet et des ministres. Déstabiliser et exercer des chantages ignobles et abjects sur leurs victimes afin de leur extirper des informations ou carrément les limoger pour occuper leur place ! Ce mercredi 6 février, avec l'assassinat de Chokri Belaïd, nous sommes passés à un autre niveau de misérabilisme, d'ignominie et de haine. Ah mon Dieu, quelle horreur ! Je me rappelle une discussion que j'ai eue en juin 2011 avec de hauts responsables d'un parti de la Troïka sur la nécessité d'un remaniement ministériel. Devant la divergence de nos analyses et, par conséquent, de nos approches, j'ai fini par exprimer mon point de vue sous la forme d'un article : « Bonjour la démocratie ! Un remaniement ministériel n'est-il pas souhaitable ?» (La Presse du 27 juin 2012), où j'avais écrit : «Ne peut-on pas envisager, par exemple, l'attribution du ministère de l'Intérieur à une personnalité du CPR, connue pour son attachement aux droits de l'Homme, et le ministère de la Justice à une autre personnalité d'Ettakatol, ayant les mêmes habitus que ses administrés ? Ces deux institutions sont, justement, mises à mal en ce moment par des critiques incessantes et une hostilité grandissante (...)» Plus loin, j'ai ajouté : « Notre approche se justifie par nos inquiétudes en tant que citoyens, après les tristes événements récents qui ne laissent rien de bon à présager, du moins à court terme ! Le moral de nos parents et de nos jeunes est en berne, à cause de cette atmosphère politique pesante et des conditions économiques écrasantes. Franchement, les Tunisiennes et les Tunisiens n'ont-ils pas raison d'avoir peur, d'être méfiants et d'appréhender avec crainte l'avenir ? » Nous y sommes ! Huit mois après, la situation s'est envenimée et l'insécurité s'est définitivement installée. Nos concitoyens souffrent le martyr et le terrorisme gagne du terrain. L'assassinat de Chokri Belaïd n'est-il pas un attentat terroriste ? En juin dernier, mes interlocuteurs excluaient toute idée de remaniement. Et M. Ali Laârayedh était présenté comme l'homme providentiel. Par conséquent, incontesté et incontestable. Notre ministre était considéré comme l'homme de la situation : « Il est le plus à même de mettre de l'ordre dans le pays et de contrôler les anciens tortionnaires du ministère de l'Intérieur qui sont avides de sang», m'a-t-on dit ! Jusqu'au mercredi 6 février au soir, et avant le discours surprise du chef du gouvernement Hamadi Jebali, certains continuaient encore à défendre avec acharnement le ministre de l'Intérieur, dont je n'ai jamais mis en cause les qualités humaines et le patriotisme. Mais, pour un ministère régalien tel que celui de l'Intérieur et pour la garantie de la transparence des prochaines élections, ne fallait-il pas une personnalité de la société civile au-dessus de toute politique partisane ? Notre ministre de l'Intérieur devait être une personnalité compétente, connue pour son attachement aux droits de l'Homme et à la démocratie. N'aurions-nous pas dû nommer un intellectuel sans étiquette idéologique, à l'image du ministre de la Défense ? Un peuple au service des fauves! Mais, en fait, le dévouement à l'égard de monsieur Ali Laârayedh, c'était l'arbre qui cachait les ambitions personnelles de certains ! Sa défense acharnée dissimulait la détracte d'autres personnes ! Le soutien inconditionnel qui a prévalu jusqu'au mercredi 6 février au ministre de l'Intérieur, malgré l'insécurité qui régnait dans le pays et le terrorisme qui menaçait notre patrie, celait la convoitise d'autres ministères ! Ainsi, nous constatons avec beaucoup d'amertume et de tristesse que les ambitions démesurées de certains de nos dirigeants n'ont jamais convergé avec l'intérêt collectif ! L'ardeur du pouvoir de quelques-uns a entravé la marche vers la démocratie ! L'emploi, la baisse des inégalités, la lutte contre la pauvreté, la décentralisation, les réformes nécessaires pour une meilleure justice sociale... tout cela a été relégué au second plan. En somme, notre révolution s'est transformée en festin pour les fauves ! Mohamed Bouazizi serait-il mort pour rien ? Que la mort de Chokri nous serve au moins de leçon ! Que son sang n'ait pas été versé en vain !