Par Mohamed BOUAMOUD «Ceux qui ont de l'argent ne s'intéressent pas au livre, et ceux qui s'intéressent au livre n'ont pas d'argent ». C'est une vieille boutade purement tunisienne qui, depuis longtemps déjà, est supposée résumer la situation du livre dans notre pays. Une situation, on s'en doute, plutôt malheureuse, décevante. On n'arrête pas d'épiloguer à la hâte que le Tunisien ne lit pas. Car c'est très facile, en effet, d'imputer la faute à l'autre. Voici, concrètement et dans l'absolu, la situation du livre tunisien. A l'exception des grandes personnalités (Habib Boularès, Mansour Moalla, Ahmed Ben Salah, Béji Caïed Essebsi, Mohamed Mzali, Ahmed Mestiri, Tahar Belkhouja, etc.) pour les ouvrages desquelles l'éditeur court très volontiers le risque de tirer jusqu'à plus de cinq mille exemplaires, les maisons d'édition ont pris l'habitude de ne tirer guère plus de mille exemplaires par titre. C'est peu ou beaucoup ?... Eh bien, si étonnant que cela paraisse, c'est vraiment beaucoup. Allez rendre visite à quelque éditeur que ce soit, jetez un coup d'œil dans son dépôt et vous serez écœurés de constater une montagne d'invendus. Curieusement, cela n'a pas dissuadé les ‘‘écrivains'' de continuer à écrire, ni les éditeurs de continuer à éditer. Entre essais, romans et recueils de poèmes, le marché tunisien vous offre bon an mal an la bagatelle de 150 titres – si ce n'est plus. Comment expliquer qu'en face d'une mévente chronique réponde une telle abondance de titres? La réponse est simple, mais triste. Nous avons un grand acheteur assidu dans le pays : le ministère de la Culture dont la commission d'achat fait un effort pour satisfaire le maximum possible d'éditeurs, en leur accordant, en prime, une subvention sur le papier. Malgré cette aubaine, malgré cette si bonne volonté du ministère de tutelle, on va dire que cette commission d'achat est un des facteurs qui a enfoncé le livre tunisien dans sa médiocrité, en tout cas dans la situation qui est la sienne. Voici pourquoi. La commission d'achat acquiert – selon la notoriété de l'auteur – entre 150 et 200 exemplaires par titre. Cela amène l'éditeur à faire un petit calcul : avec 150 exemplaires vendus d'office, et moyennant la subvention sur le papier, il parvient à payer l'imprimeur et récolter quelques dividendes ; il n'est pas vraiment perdant. Plus grave : les ‘‘écrivains'' qui se font éditer à compte d'auteur sont rassurés, eux aussi, à l'idée de pouvoir vendre au moins 150 exemplaires au ministère. Ils ne s'en sortent pas tout à fait perdants. Et personne, à ce jour, ne s'est rendu compte que l'acte d'acheter par le ministère est une... humiliation, cependant que le procédé du «compte d'auteur» est un affront au livre. Disons-le sans ambages : qui mise sur la commission d'achat n'est rien de plus qu'un quémandeur, il mise sur ce qu'on appelle en France «la charité chrétienne». Car l'autre constat est là : le livre tunisien, à quelques rares exceptions, ne se vend pas vraiment dans les librairies – d'où les invendus dans les dépôts des éditeurs. Pourtant, les librairies tournent encore, elles n'ont pas déposé leur bilan ni fermé leurs portes. Oui, mais ce n'est pas grâce au livre tunisien ou au scolaire et parascolaire (certaines librairies n'y comptent même pas), mais grâce au livre importé. Le Tunisien ne lit pas ?... Erreur sur toute la ligne. Le Tunisien lit, mais pas n'importe quoi. Le roman français (ou traduit dans cette langue) est proposé à 27 dinars –au moins !– et est acheté et lu. Le roman tunisien est proposé à 15 dinars – au maximum – et n'est pas acheté. Le roman étranger est épuisé sur le marché trois ou quatre mois après son arrivée ; le roman tunisien séjourne une année dans les librairies sans résultat palpable. Bref : il ne vaut pas la peine d'être lu. C'est la vérité que personne ne veut voir en face. Le problème du livre tunisien n'est pas dans son prix, il n'est pas non plus dans sa langue (arabe ou français), il est dans son esprit. Soyons courageux et disons les choses telles qu'elles sont : très rares sont les écrivains et les romanciers parmi nous ; nous écrivons, souvent, du n'importe quoi et souhaitons que le Tunisien nous lise. Eh bien, ça ne marche pas. Un jour, à Beït El Hikma, Rachid Boudjedra lançait au signataire de cet article ce défi : «Si tu ne sais pas donner du plaisir au lecteur, c'est que tu es très loin d'être un romancier ; mieux vaut arrêter dans ce cas». Et c'est cela notre vérité : nous ne savons pas donner du plaisir au lecteur. Par conséquent, le lecteur tunisien nous tourne le dos. Et il a mille fois raison.