Par Mustapha ZGHAL* La situation économique du pays étant ce qu'elle est, je ne sais si l'on a besoin plus de conseils d'économistes ou de conseils de politiciens juristes. Jusque-là, on a vu sur les plateaux de télévision des juristes politiciens plutôt que des spécialistes en économie et en gestion. Je trouve cette situation en quelque sorte embarrassante et peu convaincante étant donné les problèmes posés actuellement par l'économie tunisienne et je pense que les économistes et gestionnaires sont mieux placés pour en débattre et proposer des solutions dans le domaine économique. Il va de soi que les juristes spécialistes en constitution et en interprétation des lois sont mieux placés pour débattre des questions les concernant. Pourquoi alors cette situation embarrassante? Je pense qu'elle a des racines historiques et formelles. Historiquement, nos facultés de droit englobent conjointement l'enseignement du droit et des sciences politiques et économiques. C'était justement l'appellation de la faculté dans laquelle j'ai fait mes études d'économie au début des années 60. En fait, les étudiants en sciences économiques suivaient pratiquement les mêmes cours que les étudiants en droit (droit civil, constitutionnel, administratif, etc.) avec en plus les cours d'économie politique, de statistique et de mathématiques. Lorsqu' on a séparé l'économie du droit au niveau de l'organisation des facultés, au milieu des années 80, les sciences politiques sont restées rattachées au droit, tandis que la faculté des sciences économiques s'est élargie pour englober les sciences de gestion. Est-ce-que la séparation entre l'économie et la politique au niveau de l'enseignement est une bonne décision ? A mon avis, cette séparation était contre nature, non conforme à la réalité des choses puisque le cours d'économie était dit «économie politique», les deux termes étant liés et les deux domaines sont parfaitement complémentaires. En Egypte, par exemple, (et dans d'autres pays probablement), l'université du Caire englobe une faculté dénommée «faculté d'économie et de politique». De la sorte, l'enseignement des sciences politiques est rattaché à l'économie. A mon sens, cela est parfaitement normal du fait des liens entre l'économie et la politique et comme je l'ai dit précédemment la matière enseignée dans les institutions universitaires, il y a 50 ans, était bel et bien appelée économie politique. Il suffit de se rappeler les manuels de Raymond Barre (Thémis) et d'Henri Guitton (Dalloz) qui ont pour titre: Economie Politique. Cela veut dire, sans doute que pour gérer l'économie d'un pays, il faut une politique économique, comme pour gérer les relations du pays avec d'autres pays, il faut appliquer un certain nombre de principes constitutifs d'une politique déterminée. Dans une économie ouverte aux échanges extérieurs, la gestion économique d'un pays suppose la connaissance des relations avec d'autres pays et par voie de conséquence une compétence politique. De là on peut affirmer avec beaucoup de vraisemblance qu'on ne peut séparer l'économie de la politique et qu'il vaut mieux revenir à l'ancienne appellation «économie politique». Le pays a besoin de tous ses économistes Cela étant, il est facile de constater, en regardant les plateaux des télévisions tunisiennes l'omniprésence des politiciens, des juristes et avocats pour débattre des problèmes de l'heure : les positions des partis, les tiraillements pour un éventuel remaniement ministériel, les mesures à prendre pour combattre la violence ou les chances d'un gouvernement de technocrates ou de consensus national. Bref, de tout sauf de problèmes économiques du pays comme si ces problèmes n'existent pas. Certes, nous savons que les problèmes des libertés et de la démocratie sont essentiels pour les Tunisiens et constituent des objectifs majeurs de la révolution du 14 janvier 2011. Les citoyens de tous bords ont bien affirmé que «la dignité passe avant le pain» mais tous les citoyens sans exception savent aussi que «sans pain, point de dignité». Alors pourquoi les économistes face aux difficultés économiques que connaît le pays n'occupent pas la scène pour faire le bon diagnostic et proposer les solutions qui s'imposent. Je sais que quelques-uns l'ont fait, tels que M. Mustapha Kamel Nabli, ex-gouverneur de la BCT, M. Houcine Dimassi, ex-ministre des Finances, et autres experts en la matière. J'adresse un grand merci à ces pionniers. Je m'adresse à tous les professeurs qui enseignent l'économie et la gestion dans nos institutions supérieures pour leur dire: économistes et gestionnaires, manifestez-vous. La Tunisie a besoin de vous pour résoudre ses problèmes. En effet, la Tunisie a besoin de vos analyses minutieuses, de vos conseils pertinents pour qu'elle retrouve le chemin de la croissance et du développement. En particulier, le pays a besoin d'un nouveau mode de développement capable de résoudre le problème du chômage, d'enrayer le déséquilibre régional et d'entraîner le pays vers le bien-être pour tous les citoyens. De quoi s'agit-il ? D'abord, il s'agit de définir l'objectif ultime qui est le bien-être et la dignité pour tous. Cela veut dire grosso modo rejoindre le niveau des pays développés de la rive nord de la Méditerranée. Il s'agit là d'un objectif primordial parce que quand on atteindra leur niveau, nos jeunes n'auront plus besoin de risquer leur vie pour passer à l'autre rive. Pour atteindre cet objectif et avec les moyens disponibles, les économistes pourront définir les étapes à parcourir et déterminer les taux de croissance à réaliser. Partant de là, les mesures à prendre et les actions à entreprendre sont facilement définissables. Tous les économistes et gestionnaires diront qu'il faut investir en capital et en travail pour assurer la croissance, créer des emplois, établir un équilibre entre les régions, développer les exportations et assurer les grands équilibres financiers. Ils savent aussi parfaitement que tout cela suppose impérativement une atmosphère de paix et de concorde sociale, un état de confiance entre le gouvernement et le citoyen, gage d'une stabilité politique sans faille. Et on peut se demander si les responsables politiques d'aujourd'hui sont conscients de cet impératif. Ce que je sais parfaitement, c'est que tout économiste adopte sans aucun doute cette opinion : «Point de salut en économie sans stabilité politique». Ainsi, je suggère que tous les économistes du pays le disent clairement et tout haut dans l'espoir qu'il soit entendu par tous les partis et tous les responsables politiques. Les technocrates et la neutralité Que nos responsables politiques sachent que le pays ne peut plus attendre plus longtemps, que la situation risque de devenir dramatique et désespérée et que le prix de ce laisser-aller sera alors hors de notre portée. La situation exige qu'économistes et politiciens mettent la main dans la main pour trouver la bonne solution avant qu'il ne soit trop tard. L'objectif de cet appel pressant aux économistes et gestionnaires de se manifester pour faire entendre leur voix aux politiciens en place est un message signifiant que l'économie du pays est en dérive et qu'elle ne peut plus continuer dans cet immobilisme. Il y a lieu de s'attendre à ce que le gouvernement de technocrates envisagé par le chef du gouvernement Hamadi Jebali soit plus attentif à cet appel de secours. Peut-être aussi que parmi les technocrates, il y aura des compétences fortement conscientes des dangers que court le pays. Il est évident que le gouvernement de technocrates veut dire pour nous un gouvernement en dehors des partis de façon à assurer l'objectivité de ses ministres, leur neutralité et leur engagement à ne pas se porter candidats aux prochaines élections. Monsieur Jebali s'est engagé par lui-même à respecter cet engagement. Monsieur Jebali ayant écouté la voix de la sagesse, a voulu donner l'exemple. Les partis politiques choisiront en connaissance de cause, soit la voie du salut public, soit la voie ancienne qui mène au désastre. Pour me résumer, je dirai tout simplement : moins de politique, un peu plus d'économie ou d'économie politique et une totale neutralité des dirigeants du pays vis-à-vis des tiraillements partisans. On n'a certainement pas besoin de rappeler à nos futurs technocrates que les pauvres ne voteront jamais pour ceux qui les ont rendus plus pauvres. Je termine ces propos par les deux proverbes français bien connus de tous : «Ventre affamé n'a point d'oreille»; «un homme averti en vaut deux». Finalement, il y a lieu d'espérer que les technocrates feront mieux que les responsables politiques et que le gouvernement de technocrates attendu réussira la dernière étape de notre transition démocratique. Ce qui est certain, c'est que le peuple tunisien a été unanime suite aux bombardements de Sakiet Sidi Youssef du 8 février 1958 contre la violence militaire de l'occupant et il est resté uni et unanime contre la violence politique le 8 février 2013, jour de l'enterrement de Chokri Belaïd, que Dieu le Tout-Puissant lui accorde Son infinie Miséricorde et l'accueille dans Son éternel Paradis. (*) Professeur émérite