Par Néjib OUERGHI «Quand un homme marche vers son destin, il est bien souvent forcé de changer de direction». C'est ce qu'a essayé, en vain, Hamadi Jebali, président du gouvernement démissionnaire, le 6 février dernier, en lançant, dans l'urgence, une initiative pour sortir le pays d'un attentisme et d'un immobilisme de plus en plus insupportables et de périls de plus en plus réels. Alors que le pays a été sérieusement ébranlé par l'assassinat de Chokri Belaïd, chef du Parti des patriotes démocrates, Hamadi Jebali a cherché à forcer le destin en tentant d'amorcer un nouveau cap qui ferait valoir la raison d'Etat, à créer un choc qui marquerait une rupture avec plus d'une année de cacophonie, à restaurer la confiance et à remettre la machine économique en branle. En agissant de la sorte, il a surpris, suscité un grand élan de sympathie et, en même temps, s'est attiré les foudres de son parti et de son principal allié, le CPR (le Congrès pour la République). Tous deux ont vite crié au complot et à la trahison. La logique partisane et celle du partage des portefeuilles ministériels ont fait pencher la balance en faveur des défenseurs de la légitimité. L'élaboration d'une feuille de route claire, la relance de l'activité économique, la préservation de la sécurité du pays et de sa stabilité ont été reléguées au second rang des priorités. Au bout de deux semaines de vaines tractations, la mission est devenue impossible et Hamadi Jebali a fini par rendre le tablier. En déclinant l'offre d'Ennahdha d'être reconduit à la tête du gouvernement, il est allé jusqu'au bout de l'engagement politique qu'il a pris. Résultat: nombreux sont ceux qui ont considéré l'échec de cette initiative comme une opportunité perdue par la Tunisie pour aller dans la bonne direction. Un gouvernement de compétences aurait pu bénéficier d'un large consensus et d'une plus grande marge de manœuvre pour gérer efficacement des dossiers urgents. Il aurait offert l'occasion à tous de se remettre à l'ouvrage. On s'est rendu compte, in fine, que dans la logique politique de certains partis politiques un gouvernement de compétences n'est pas soluble dans le jeu partisan et les alliances politiques qui se font et se défont au gré des circonstances. Dans tous les cas, l'initiative de Hamadi Jebali a permis de brouiller bien des cartes. Son échec risque de maintenir le statu quo et de provoquer une grande déception. C'est au gouvernement de Laârayedh en formation de prouver le contraire, d'agir vite pour restaurer une confiance perdue et d'émettre des signaux clairs reflétant une volonté d'action et de réforme. Ce qui importe le plus à l'heure actuelle, c'est de retenir la leçon, de ne pas refaire les mêmes erreurs et de ne pas replonger le pays dans une nouvelle crise politique dont les conséquences seraient difficilement mesurables. La menace terroriste qui plane sur nos têtes, l'exacerbation des difficultés économiques et l'accentuation des tensions sociales méritent de gouverner autrement, dans cette phase cruciale de transition, et de savoir rattraper le temps perdu. Sur un autre plan, les médias, publics et privés, continuent d'être la cible préférée des politiques qui leur reprochent leur impartialité et leur propension à mettre le feu aux poudres. L'échec de l'action gouvernementale, pourtant reconnue par le chef de gouvernement démissionnaire, est considéré par les responsables du mouvement Ennahdha et du parti du Congrès pour la République comme une fabulation, voire une conséquence directe de l'acharnement de médias qui broient du noir. Accusés de tous les maux, les médias sont en passe de devenir le souffre-douleur de partis politiques qui refusent encore à la presse son indépendance, sa liberté et son refus obstiné de défendre servilement le pouvoir politique. A un moment où les Tunisiens se sont réconciliés avec leur presse et n'ont plus besoin de zapper ou d'échanger en cachette des coupures de presse pour s'informer de tout ce qui se passe dans le pays, la guerre contre les médias a repris de plus belle. Des médias dont le principal tort consiste à ne plus taire les vérités ni occulter les faits politiques, sociaux ou économiques. «La liberté appartient à ceux qui l'ont conquise», affirme Malraux. Aujourd'hui, il semble quasiment impossible pour les journalistes tunisiens de faire machine arrière. En matière de liberté d'expression ou de mission d'informer en toute indépendance, les dés sont jetés. Enfin, les données publiées récemment par l'Institut national de la statistique font l'objet d'un éloge flatteur de la part des ministres d'Ennahdha et du CPR issus du gouvernement démissionnaire. Ces données sont utilisées de façon abusive pour prouver les réussites du gouvernement Jebali à redresser la situation économique, à juguler le phénomène du chômage et à relancer l'activité économique. Ce qui semble aberrant c'est, sans doute, l'incohérence des informations avancées, que ce soit à propos de la croissance du PIB ou du recul du taux de chômage de plus de deux points en 2012. A un moment où les moteurs qui sont censés tirer la croissance vers le haut marquent le pas, en l'occurrence l'investissement et les exportations. Alors que les recettes fiscales accusent une baisse sensible et que le pays est obligé de lancer des emprunts extérieurs pour desserrer les contraintes budgétaires, on est surpris par une certaine autosatisfaction exagérée. Un taux de croissance de 3,6% en 2012 est peut-être l'arbre qui cache la forêt des difficultés que continue de rencontrer l'économie tunisienne. Dans une conjoncture rétive, il aurait fallu mettre l'accent sur les moyens à mettre en œuvre pour impulser l'activité et préserver les secteurs les plus touchés par la crise que de pécher par excès de satisfaction.