Par Ali FERCHICHI* La première partie de cet article a posé la problématique de la sécurité et de la souveraineté alimentaire en Tunisie, et a essayé de traiter la première question fondamentale : quels défis à relever pour l'accroissement de la production agricole et l'amélioration du système alimentaire ? Dans cette deuxième partie, il sera procédé à l'analyse des deux autres aspects fondamentaux de la sécurité alimentaire, à savoir peut-on améliorer la production agricole en Tunisie ? Entre sécurité et souveraineté alimentaire, quelle politique privilégier ? En Tunisie, les terres cultivées s'étendent sur 4.037.390 ha, avec comme principales spéculations, l'arboriculture fruitière (2.201.710 ha), la céréaliculture (1.400.000 ha) et les cultures irriguées (400.000 ha). On dénombre près de 516.000 exploitations agricoles où prédominent le morcellement et la taille réduite (inférieure à 5 ha). Les grandes exploitations commerciales ne représentent que 3 à 5 % des superficies agricoles utiles. Intimement liées aux conditions climatiques, les productions agricoles sont variables. L'essentiel de la valeur de cette production reste assurée par l'agriculture pluviale (céréaliculture et oléiculture), les cultures irriguées et l'élevage. La production en céréales qui est en moyenne de 19 millions de quintaux ne couvre que partiellement les besoins (estimés à environ 25 millions de quintaux); le reste étant assuré par l'importation (16 millions q/an). La culture de l'olivier qui couvre plus de 30% des terres agricoles (1,68 million d'ha et 65,8 millions d'arbres) assure 45% des exportations agricoles avec une moyenne de 120.000 tonnes par an. L'huile d'olive représente 40 à 45% du total des exportations agricoles et constitue la cinquième source de devises du pays. Les cultures irriguées pratiquées par 30 % des exploitants agricoles contribue à hauteur de 25% dans les exportations alimentaires globales. Les rendements de ces cultures irriguées (40 à 70 t/ha pour les tomates; 30 t/ha pour les agrumes, 3 à 7 t/ha pour les palmiers dattiers) restent relativement bas par rapport aux rendements potentiels. L'élevage, avec un cheptel comptant environ 440.000 unités femelles bovines, 4.075.000 unités femelles ovines, 811.000 unités femelles caprines et 80.000 unités femelles camélines et environ 75.079.000 poulets de chair, contribue à près de 35-40% au PIB agricole. Ce secteur assure la couverture des besoins domestiques de près de 90% pour le lait et 95% pour les viandes rouges. La Tunisie est autosuffisante en viande blanche et en œufs, mais continue tout de même à importer des produits de l'élevage pour la consommation, surtout de la viande bovine réfrigérée ou congelée, les viandes conditionnées, les fromages et autres produits dérivés du lait. Dans son ensemble, le secteur agricole, qui contribue à environ 11% du PIB, assure 15 à 20% des emplois et 5% de l'ensemble des exportations ainsi qu'un taux de couverture des produits alimentaires de 75%, fait face à des transformations qui combinent l'exode rural, le vieillissement des populations rurales, le morcellement des terres, la dégradation des sols, la rareté des ressources en eau et l'absentéisme. Cependant et en dépit de ces nombreuses contraintes, notre production céréalière, fruitière, légumière et en produits d'élevage dispose d'une marge importante de progression. Une amélioration de la productivité en céréales moyenne de 6 q/ha est susceptible de nous rapprocher de l'autosuffisance en cette denrée. Le rendement des cultures irriguées, très en deçà des attentes, pourrait être largement augmenté. Le même constat est pour l'élevage, où des améliorations génétiques et technologiques sont en mesure d'augmenter les productions de viande, de lait et de produits dérivés. Entre sécurité et souveraineté alimentaire, quelle politique privilégier ? La sécurité alimentaire, telle que définie lors du Sommet mondial de l'alimentation de 1996, est assurée quand toutes les personnes, en tout temps, ont économiquement, socialement et physiquement accès à une alimentation suffisante, sûre et nutritive qui satisfait leurs besoins nutritionnels et leurs préférences alimentaires pour leur permettre de mener une vie active et saine. Cette définition fait néanmoins pleinement droit à l'aspect multidimensionnel de la sécurité alimentaire, qui se décline aussi bien quantitativement que qualitativement selon quatre aspects : la disponibilité alimentaire, l'accès à la nourriture, la stabilité de ces derniers et la salubrité. La sécurité alimentaire est souvent confondue dans l'esprit des gens avec l'autosuffisance alimentaire qui est la capacité de satisfaire tous les besoins alimentaires d'une population par la seule production nationale. A l'inverse de la sécurité alimentaire, la souveraineté alimentaire a une orientation beaucoup plus politique. C'est un concept développé et présenté pour la première fois par Via Campesina (mouvement international qui coordonne des organisations de petits et moyens paysans, de travailleurs agricoles et de femmes rurales) lors du Sommet de l'alimentation organisé par la FAO à Rome en 1996. La souveraineté alimentaire prône un commerce international juste qui autorise des soutiens publics aux paysans et garantisse un niveau de prix agricoles suffisamment rémunérateurs pour que les agriculteurs pauvres puissent investir et sortir de la misère. Elle est donc une rupture par rapport à l'organisation actuelle des marchés agricoles mise en œuvre par l'OMC. Les cultures vivrières et l'agriculture familiale de petite échelle doivent être favorisées, du fait de leur plus grande efficacité économique, sociale et environnementale, comparée à l'agriculture industrielle et aux plantations de grande échelle où travaillent de nombreux salariés. Le potentiel agricole de la Tunisie milite en faveur d'une politique combinant sécurité et souveraineté alimentaire et permettant d'assurer les deux niveaux de sécurité alimentaire : la sécurité alimentaire nationale cumulée et la sécurité alimentaire individuelle. La première consiste à faire disposer le pays d'assez de vivres pour subvenir aux besoins de sa population, que ce soit grâce à la production nationale ou à l'importation ou à une quelconque combinaison de ces moyens. La seconde, dite sécurité alimentaire individuelle, doit permettre à tous les habitants du pays un accès aux produits alimentaires en quantité suffisante. La sécurité alimentaire nationale est nécessaire mais pas suffisante pour assurer la sécurité alimentaire individuelle. En effet, un pays peut disposer d'assez de denrées, sans que ces dernières soient à la portée de tous ses habitants. C'est notamment le cas lorsque certaines personnes n'ont pas assez d'argent pour s'acheter à manger. Cette politique combinée (sécurité-souveraineté) doit aussi prôner un accès plus équitable à la terre pour les paysans pauvres, au moyen si nécessaire d'une réforme agraire et de mécanismes de sécurisation des droits d'usage du foncier. Elle vise à long terme à favoriser le maintien d'une agriculture de proximité destinée en priorité à alimenter les marchés nationaux et régionaux. * (Institut national agronomique de Tunisie)