Des yeux intelligents, un sourire radieux et généreux, Rachida Amara est une des rares artistes graveuses, sous nos cieux. Plus qu'une technique, la gravure est pour elle une vocation et un engagement. Elle tente, à travers ses multiples œuvres, de ramener la gravure à Monsieur Tout-le-Monde et de faire qu'elle revive et qu'elle évolue sous nos cieux. Rencontre avec une artiste entière et accomplie. La gravure, est-ce ton premier amour? Mon premier amour, en fait, c'est le dessin, la ligne... Ce sont eux qui m'ont menée vers la gravure. Cette discipline, qui me procure beaucoup de plaisir, ne s'appréhende pas facilement. C'est une grande aventure avec de beaux challenges et beaucoup de possibilités picturales. Un graveur donne beaucoup d'importance à son atelier, est-ce le cas pour toi? Mon atelier est mon univers qui ne ressemble à aucun autre. J'y trouve tous mes repères; son odeur particulière, ses coins propres et les autres qui le sont beaucoup moins... Comment fut le début de cette aventure? Lors de mes études à l'Institut supérieur des beaux-arts de Tunis, on me disait que la gravure n'est ni comprise, ni reconnue en Tunisie et qu'il fallait, peut-être, choisir une autre discipline, mais j'ai tenu bon. Faute de matériel et de moyens techniques, car quelques techniques en gravure, telles que l'eau forte et la pointe sèche, nécessitent une presse pour les tirages, je me suis mise à travailler le linoléum, à partir de 1999. J'ai, d'ailleurs, monté avec cette technique, sept expositions personnelles en Tunisie, en Italie, en Espagne et en Serbie. Comment a évolué, par la suite, ton travail avec ces contraintes techniques? Il y a eu, après, une période où j'ai réalisé des collages avec mes tirages, puis une période monotype, où j'ai travaillé sur de grandes plaques de verre avec de grands tirages. Cette phase a abouti à «l'action gravure» en 2010. C'était un travail articulé autour du monotype et basé sur l'action et la performance. Cela m'a appris à aller au-delà des contraintes, à dépasser les gestes classiques dans la gravure. Je travaillais dans une sorte de chaos organisé, un peu à la manière de Jackson Pollock, mais sans le driping. Ensuite, il y a eu ma résidence à la Cité des arts de Paris (2010-2011), où j'ai goûté au plaisir de travailler dans un vrai atelier de gravure, avec tout ce que cela implique comme rigueur et discipline. Je m'y suis, de nouveau, sentie élève et j'ai, enfin, pu me remettre à la pointe sèche et à l'eau forte. J'ai, d'ailleurs, monté des expositions de groupes et j'ai réalisé pas mal d'installations. Qu'as-tu fait, une fois de retour en Tunisie? De retour chez moi, j'ai pu compter sur l'aide de l'artiste Baker Ben Fraj qui m'a ouvert les portes de son atelier. J'ai ainsi préparé l'exposition «Lines factory» (fabrique de lignes). J'ai travaillé sur la rue tunisienne, sur ses bruits et ses mouvements que j'ai transposés sur les plaques de cuivre. J'ai exposé ces œuvres, l'année dernière, à Berlin et à Tunis, lors du dernier «Printemps des arts» de La Marsa. Comment une œuvre naît-elle chez toi? Avant d'arriver à la gravure en soi, je passe des mois à m'alimenter, à me nourrir, à contempler, à lire, à voir des films, à dessiner, à croquer... «Je ne travaille jamais sur un sujet, c'est après coup que je prends conscience de ce que je fais», a dit une fois l'artiste chinois contemporain Yue Minjun. C'est un peu la même chose pour moi. Je dépasse, parfois, le croquis et, une fois ma plaque vernie, je deviens metteur en scène : je pose les lumières, les décors, je dirige les personnages, etc. Le corps est au centre de ton œuvre... Oui. L'être humain, le corps et son rapport à l'espace sont les acteurs de mon œuvre. Delacroix m'inspire beaucoup, pour ses couleurs chaudes, celles de la vie et du sang. Giacometti a influencé ma première pointe sèche que je n'ai, d'ailleurs, jamais imprimée (sourire). Mais sinon je ne travaille pas à partir de thèmes, mais plutôt à partir de situations qui viennent me titiller et s'imposer à moi. Des situations autour de l'humain, du social, de la guerre, etc. Il n'y a pas un sujet qui domine une exposition et si jamais, un jour, je manquais d'inspiration je cesserais d'exposer. Un artiste doit être sincère, si je refais un travail qui a cartonné, j'arrêterai, alors, de travailler. Il y a aussi la poésie qui peut être, des fois, une source d'inspiration. C'est le cas du poème «état de siège» du grand Mahmoud Darwich sur lequel j'ai monté, en 2005, toute une exposition éponyme en IItalie et à Sidi Bou Saïd. L'idée première était de monter, à travers mon œuvre, un autre quotidien que celui qu'on nous impose, que ce soit dans mon appréhension de la technique ou dans mes soucis artistiques. On reconnaît ta signature, désormais, grâce à tes personnages filiformes et tordus... (Sourires). Ce sont des gens qui me les ont inspirés. J'aime bien tordre, désarticuler et ramener à l'extrême. Ils sont maigres, allongés, quelque peu androgynes. Ils paraissent aériens, des fois, mais gardent toujours les pieds sur terre. Selon toi, qu'est-ce que l'acte d'exposer? J'ai des travaux que je n'ai jamais montrés et sur lesquels je travaille toujours. C'est important d'exposer son travail, c'est un droit que nous donnons à l'autre de consommer de la culture. Quand je travaille, je ne pense jamais à l'exposition; tout se passe entre ma plaque et moi. En fait, je m'oublie et j'oublie ce qui m'entoure. Tu as réalisé pas mal d'installations... Ce sont essentiellement des installations autour de gravures. Des gravures qui n'aboutissent pas nécessairement à des tirages. Il m'est arrivé de travailler sur différents matériaux, tel le plastique, par exemple. J'ai, dans ce sens, réalisé l'installation urbaine «Crazy World» avec de grandes boules de plastique récupéré, inspirées des boules de la laine de ma grand-mère. Cela nous ramène à parler de l'art urbain. On en manque atrocement en Tunisie. Comme nos enfants ne sont pas habitués à consommer de l'art, ils peuvent être dérangés, une fois adultes, à la vue d'une installation urbaine. L'art doit être de plus en plus vulgarisé et l'on doit en finir avec cette «dimension» élitiste, un peu bourgeoise. Et dire qu'en plus des lacunes au niveau de l'éducation et de l'enseignement, il y a le grand problème de l'absence d'un musée des arts. Cela revient à renier un siècle de pratique artistique! Comment se présente le statut de l'artiste en Tunisie? On ne peut parler de statut et de lutte dans ce sens, avant que les artistes n'apprennent à être plus solidaires entre eux et se familiarisent encore plus avec des qualités telles que la modestie... Parmi les acteurs de cette lutte en Tunisie, il y a le Syndicat des arts et métiers. Le problème est encore une fois un problème d'attitudes et de mentalités. Certains artistes ne veulent rien faire pour arranger leur situation. Pour en revenir au syndicat, je pense que cette structure doit se concentrer davantage sur l'essentiel, à savoir l'aspect social. Nous vivons une période de révolution. Quelle en est ta définition propre? On peut faire la révolution tous les jours, en se cultivant, en étant sincère, en surmontant les difficultés et en travaillant, constamment, son art. Pour moi, c'est aussi faire connaître la gravure, la rendre plus accessible au public. Montrer qu'elle est contemporaine. Justement, que penses-tu des tendances artistiques contemporaines, sous nos cieux? Cela dépend toujours du parcours de chaque artiste et de son background culturel, de ce qui fait qu'il sorte des convenances et qu'il appréhende, à sa manière, matériaux et matière. C'est, également, passer des courts métrages à l'art de la vidéo. L'art contemporain est universel et personnel en même temps. Nous avons, récemment, célébré la fête de la femme. Qui t'a inspirée parmi la gent féminine? Il y a, d'abord, ma grand-mère (Kmar) et ma mère. Pina Bausch m'a, elle aussi, beaucoup inspirée avec sa persévérance, sa ténacité, son parcours immense et impressionnant. J'ai appris, en suivant ce dernier, que tout est possible, que l'on peut tout se permettre et dépasser ses limites. Il y a aussi Raja Ben Ammar, Zeïneb Farhat, Bochra Belhaj Hmida, Aziza M'rabet et d'autres encore. Quels sont tes projets futurs? J'ai participé à la manifestation d'art contemporain «De colline en colline» organisée par l'association «24 heures d'art contemporain». J'ai proposé deux installations, à Sidi Bou Saïd, une sonore avec une bande de deux heures retraçant les voix des habitants de Takrouna, racontant l'histoire de leur colline, le bruit de la rue, des mouvements des taxis collectifs... ainsi qu'une vidéo de 31 min. intitulée «De foyer en foyer» projetée sur la façade de la maison de Si Béchir. Elle raconte le vécu sur le seuil de la maison de la famille Echhoudi de Takrouna. Des réminiscences de Sidi Bou Saïd ont voyagé, le week-end dernier, à Takrouna où j'ai projeté la vie de Sidi Bou Saïd sur des murs. Je participe, en mai prochain, à une exposition collective, à Tunis, intitulée «Bagdad Tunis» avec des artistes irakiens et tunisiens et en 2014, j'expose à Berlin. Si tu avais un souhait à formuler actuellement, quel serait-il? Avoir une petite expérience dans l'enseignement de la gravure. Je veux donner un peu de mon expérience aux autres, leur passer ma passion et mon amour pour cette technique..